Silence
Bande Dessinée / Critique - écrit par iscarioth, le 22/05/2005 (Tags : silence film scorsese france martin japon paris
Silence est une BD à souligner à l'encre rouge dans l'histoire du neuvième art. C'est l'un des premiers one-shot à démontrer les potentialités narratives et graphiques de la bande dessinée.
L'histoire
Nous nous trouvons en pleine campagne ardennaise. Silence, jeune homme muet et simple d'esprit, fait la connaissance d'une sorcière qui va l'éveiller à son passé et aux réalités de son entourage.
Un classique
Les cent plus grands Français de tous les temps, le plus grand film de science-fiction, les plus belles femmes au monde, les plus grands tubes... En ce moment, la mode est aux classements. S'il on devait se prêter au jeu, du coté du neuvième art, et dresser une liste des cent classiques de la bande dessinée, avec des oeuvres incontournables, marquantes, révolutionnaires... Silence de Comès ferait assurément partie des BD citées. Depuis la première édition en 1980, les éloges n'ont pas diminué : Silence reste un album très régulièrement porté aux nues par un bon nombre de bédéphiles. Très étonnamment et presque paradoxalement, Silence est, au feuilletage, peu attirant. Un trait en apparence naïf, un noir & blanc glacial, un univers qui s'apparente d'ailleurs beaucoup aux oeuvres de Hugo Pratt... A la lecture, on découvre en fait une histoire humaine d'une grande noirceur, recouverte d'un baume fantastique qui parvient habilement à brouiller les pistes.
Silence et Dieter
D'un père allemand et d'une mère parlant le français, Dieter Comès est né en Belgique en 1942, au coeur de la guerre. A la libération, son nom est francisé : il s'appelle dès lors Didier. Comès va se considérer comme un exclu, un « bâtard de deux cultures ». Silence, c'est un peu son manifeste aux marginaux, son appel aux paumés. « Je voulais illustrer le problème de l'incommunicabilité, et plus précisément de la méfiance instinctive à l'égard des gens "différents", méfiance qui débouche souvent sur la violence. Personnellement, j'ai toujours éprouvé une forme de tendresse envers les êtres marginaux, quels qu'ils soient. Peut-être parce que moi aussi, je me range dans cette catégorie. Le seul fait d'aimer le jazz, dans un petit village aux moeurs assez rigoristes, passait, sinon pour une perversion, au moins pour une bizarrerie.» explique Comès aux Cahiers de la Bande Dessinée.
Pas un thème, mais des thèmes
Difficile d'expliquer en une simple phrase quelle est la portée de Silence. L'album n'explore pas qu'un thème mais en traverse une multitude. Il y a tout d'abord l'émotion provoquée par ce village et ses habitants qui exploitent, avec cruauté pour les uns et hypocrisie pour les autres, un simplet qui n'a pas conscience de son malheur. Il y a aussi le thème des origines. Au début de Silence, on ne sait trop rien de l'histoire du jeune homme. Lui non plus ne maîtrise pas son passé. Les révélations se feront en allant. Enfin, Silence, c'est aussi une formidable réflexion sur les sentiments de haine et de vengeance. Tous ces thèmes s'entremêlent pour former une nébuleuse d'émotions s'étalant sur environ 150 pages. En lisant Silence, on sent une oeuvre qui s'articule spontanément, sans mécanique scénaristique précise. Dans une interview donnée à Michel-Edouard Leclerc en 2001, Comès témoigne, à propos de Silence : « J'y ai mis tout ce que j'avais en moi. J'ai du mal à retrouver aujourd'hui cette forme de spontanéité ».
Le noir & blanc de Comès
Après avoir surmonté l'impression de laideur initiale, on ne peut que savourer l'univers graphique construit par Comès. Ses visages, apparemment inexpressifs car statiques, atteignent, en quelques traits, un très haut degré de profondeur. L'intensité du regard de Silence vous fait, à coup sur, trembler. Comès est aussi un grand paysagiste. « Le personnage de Silence est la clé de l'histoire. La nature est son décor » rapporte l'auteur dans une interview. Quant on connaît l'oeuvre de Didier Comès, on sait bien que le dessinateur affectionne tout particulièrement les paysages ruraux. Comès maîtrise à la perfection le noir & blanc. Les paysages de Silence tiennent leur magistralité de cette force. Il suffit de jeter un oeil sur les premières cases des chapitres deux et trois pour s'en rendre compte par soi même.
L'art de la réédition
Silence a été pensé et réalisé en noir & blanc. Barbouiller de couleur les planches de Comès, c'est un peu comme coloriser le film Manhattan de Woody Allen. La chose parait impensable, elle a pourtant été faite. Casterman, en 2001, réédite en un diptyque la pièce maîtresse de la bibliographie de Comès. Quel intérêt de reprendre et de colorier ces planches vieilles de vingt ans ? Si l'on comprend bien vite les enjeux commerciaux, on a plus de mal à saisir la portée artistique de cette "réédition mutilée". Dans une interview, M.E. Leclerc a demandé à Comès : « Quelle fut votre réaction quand Silence a été colorisé ? », lequel a répondu : « J'ai été troublé, mais j'aime bien le résultat. J'avais demandé à l'éditeur de choisir la coloriste ». Cette coloriste, c'est Marie-Noëlle Bastin. Et cette dernière a beau s'appliquer à restituer la sobriété de l'oeuvre originelle, l'entreprise de coloration n'en reste pas moins choquante et déformante.
Silence est une BD à souligner à l'encre rouge dans l'histoire du neuvième art. C'est l'un des premiers one-shot à démontrer les potentialités narratives et graphiques de la bande dessinée. Depuis une vingtaine d'années, Silence n'a rien perdu de sa force. La BD n'a pas vieilli d'un poil, elle semble hors du temps. Didier Comès, dit « le passeur de rêve », est un grand artiste. Silence est son chef d'oeuvre.