9/10Muchacho - Tomes 1 et 2

/ Critique - écrit par iscarioth, le 18/11/2006
Notre verdict : 9/10 - Hasta siempre commandante (Fiche technique)

Tags : muchacho lepage tome gabriel emmanuel &nbsp pages

Critique du dyptique : Muchacho est un diptyque grandiose, un grand moment de la collection Aire Libre.

Après avoir réalisé, courant des années quatre-vingt et quatre-vingt-dix, des albums plus ou moins anecdotiques comme Kelvinn, L'envoyé ou Névé, Emmanuel Lepage acquiert une grande notoriété auprès des bédéphiles en réalisant en 1999 La terre sans mal, sur un scénario d'Anne Sibran. Le one-shot publié dans la très surveillée collection Aire Libre raconte les périples spirituels d'une linguiste française venue observer dans la jungle une tribu indienne du Paraguay. Réalisé en couleurs directes, l'album révèle les talents de réalisation de Lepage et le place en tête des auteurs à suivre.


Dans les mêmes cadres - la collection Aire Libre et les paysages de l'Amérique du sud - Emmanuel Lepage nous revient avec un diptyque, dont les deux franges sont parues en 2004 et 2006. Si la plupart des diptyques parus chez Aire Libre forment une histoire complète, simplement articulée en deux tomes pour des questions éditoriales et de suspense (Houppeland,
Le sursis, Le vol du corbeau, L'enragé...), Lepage, avec Muchacho, donne naissance à un diptyque qui a du sens. Le diptyque prend pour centre un personnage principal, Gabriel de la Serna, mais chacun des deux tomes nous le fait découvrir sous un aspect différent. La couverture du premier tome nous présente un jeune séminariste androgyne, retranché dans la pénombre d'une église. La couverture du deuxième opus, reprend le personnage dans le même plan rapproché. Le visage de Gabriel a pris en confiance, il est celui d'un jeune homme déterminé, abîmé. Notre séminariste devenu guérillero voit le décor derrière lui évoluer ; il est maintenant en pleine forêt tropicale. Les deux couvertures sont tout à fait symboliques de la scission entre les deux albums : l'histoire se déroule en continuité, mais d'un tome à l'autre, le personnage principal se révèle dans une nature différente, les thèmes abordés ne sont pas les mêmes.

« Dessiner, c'est penser »


Muchacho
se déroule au Nicaragua, un pays emblématique de l'Amérique du sud, continent colonisé, puis, à peine l'indépendance gagnée, placé sous la botte américaine et ravagé par les dictatures. Un continent emblématique de la pensée révolutionnaire. Muchacho s'inscrit donc dans une réalité historique, présentant le Nicaragua des années 1970, dominé par la dictature de la famille Somoza, soutenue militairement par les Etats-Unis. Après de longues années de lutte, les sandinistes renversent la dictature en 1979. C'est donc dans ce contexte de violence et de guerre civile que Muchacho s'inscrit. Le premier tome introduit le personnage dans une communauté villageoise. On y observe la terreur, semée par les militaires, qui traquent, à coup de tortures et de viols, la résistance. On touche au thème universel et viscéral de l'oppression. L'autre force de cette première partie du récit est le personnage de Gabriel, jeune séminariste chargé de peindre la passion sur un mur de l'Eglise. On observe le rapport au dessin du jeune homme, rapidement intégré par la population villageoise pour son talent et sa capacité à fixer leur existence sur le papier. Le rapport au dessin révèle forcément quelque chose d'autobiographique chez Lepage, qui analyse ici son impact social, sa dimension patrimoniale (la conservation d'une représentation du passé). Gabriel va apprendre à dessiner non pas ce qu'il voit, mais ce qu'il ressent. Le dessin, pour lui comme pour d'autre, va être un vecteur d'évolution et de réflexion, un moyen de prendre conscience et d'évoluer vers l'âge adulte. Autre découverte pour le jeune homme, celle de la sexualité. Gabriel la découvre en observateur, et la dessine, ne pouvant refréner cette curiosité malgré les interdits de la religion.

El pueblo unido jamas serà vencido


Le deuxième tome, plus long d'environ vingt pages (de 72 à 90), place Gabriel dans une autre communauté, plus restreinte, celle de guérilleros en mission. L'album s'introduit par un long chemin de croix du personnage, au centre d'un paysage magnifié. Les pages suivantes donnent peut être un peu trop dans l'archétypal, et c'est bien le seul défaut que l'on peut trouver à Muchacho. Lepage crée un groupe de personnages aux caractères bien trempés, qu'il fait se dévoiler très vite pour bien les fixer dans l'esprit du lecteur. Une empathie à développer au plus vite, en vue des épreuves que les personnages traverseront ensuite. Les corps marqués par l'humidité, le climat de la forêt tropicale et ses paysages fabuleux : les lieux sont propices à l'explosion du talent de Lepage, qui ne manque pas de nous délivrer des planches aux couleurs splendides. Le groupe de guérilleros a en charge un prisonnier américain, Mac Douglas, et une discussion du groupe avec lui permet à Lepage de s'exprimer un temps sur le thème de la révolution. D'un coté, le réalisme cynique (« Le monde est toujours ainsi et il n'en a jamais été autrement ») et de l'autre, l'idéal révolutionnaire, l'utopie du changement (« Vous n'éteindrez jamais l'espérance »). C'est la décrépitude qui gagne le groupe au fur et à mesure de son enfoncement dans la jungle, décrépitude que saisit très bien Lepage, nous présentant une réelle descente aux enfers, visible autant dans l'évolution de l'intrigue que dans celle du graphisme. Autres thèmes traités, ceux brûlants de la légitimité (Gabriel est le fils d'un bourgeois proche du pouvoir dictatorial) et de l'homosexualité (l'amour entre hommes, encore plus camouflée dans les années soixante-dix qu'aujourd'hui, voir notamment le film Brokeback mountain).


Muchacho est un diptyque grandiose, un grand moment de la collection Aire Libre. Une oeuvre à la thématique riche qui confirme les qualités d'auteur complet d'Emmanuel Lepage, au sommet de la maîtrise de la réalisation graphique et scénaristique.