Le Vol du Corbeau
Bande Dessinée / Critique - écrit par iscarioth, le 10/08/2005 (Le Vol du Corbeau est dans la lignée du Sursis, mais seulement graphiquement. A un niveau scénaristique et psychologique, cette suite est affreusement décevante.
Une bien douloureuse passerelle
Fin des années quatre-vingt-dix, Jean-Pierre Gibrat a explosé. Jusqu'alors connu d'une certaine frange de bédéphiles pour, principalement, sa série Goudard, il acquiert, en 1999, à la sortie du deuxième tome du Sursis, une reconnaissance
totale. Reconnaissance et éloges de la part des bédéphiles, du grand public et de la critique. Partout, on crie au chef d'oeuvre. Et ce succès est tout sauf démérité. Gibrat atteint son summum scénaristique et graphique, livrant là sa première BD d'auteur, qu'il conçoit de la première à la dernière page. Le Sursis a aussi une valeur patrimoniale. Le diptyque s'impose comme une oeuvre de mémoire sur les événements de 39-45, principalement sur l'occupation et ses effets sur les hommes. Dans un monde clos et reculé, un petit village de province, l'Occupation a des effets pervers aussi forts que dans la capitale. Plus que la vie de Cécile et de Julien, c'est le quotidien d'un village tout entier qui nous est raconté dans Le Sursis. Mais ne revenons pas plus sur ce mémorable diptyque, dont nous avons déjà longuement parlé. Le Sursis est une sorte de tragédie. Vous conviendrez tous du ridicule de trouver une suite à une tragédie. Et bien, c'est ce qu'il se passe avec le Vol du Corbeau, qui nest rien d'autre que « la suite » ou tout au moins « le prolongement » du Sursis. En feuilletant le premier tome du Vol du corbeau, on croit reconnaître Cécile et Julien. En tant que lecteur du Sursis, on ne peut que s'étonner, on croit même à la farce. Après quelques instants de lecture on comprend que la demoiselle faisant des acrobaties sur la couverture n'est pas Cécile, mais Jeanne, une soeur que l'on croirait jumelle...
Et Dieu créa la candide !
Jeanne, so sex, so glamourAucune différence physique entre Jeanne et Cécile, si ce n'est quelques centimètres de cheveux. On a la fâcheuse impression que Gibrat a compris tout l'effet que produisait l'héroïne du Sursis sur le lectorat masculin. Sur Internet, Cécile caracole en tête de tous les sondages sur « les héroïnes de BD les plus sexy ». Avec Le Sursis, Gibrat faisait preuve d'un grand respect envers son héroïne. La beauté de Cécile était une beauté pudique, réservée, naturelle. Pas de courbes forcées, pas de poses fantasmées, pas de dénudés récurrents. Avec Le Vol du Corbeau, grand revirement, le corps féminin est mis en valeur d'une façon autrement moins subtile. Dans le Paris de 1944, Jeanne se balade presque en mini-jupe. L'habillement de l'héroïne renvoie au « costume ». Gants blancs, béret rouge, tailleur vert et chemise blanche... Un accoutrement très peu naturel qui rappelle les héros BD de la vieille époque comme Tintin, qui passaient les années sans jamais changer une seule fois de chaussette. Premier fossé entre le Sursis et le Vol du Corbeau, une différence qui porte un grand coup au haut degré de réalisme atteint lors du premier diptyque. En observant Jeanne, on pense à une pin-up rétro plus qu'à une belle jeune fille des années quarante. Une pin-up sans envergure car sans cesse portée par un érotisme grossier qui se repère dès les premiers plans. Jamais une mèche de travers, toujours cette belle chevelure rebondie et ondulée, une bouche impeccablement dessinée qui ne part jamais en coin, des sourcils géométriquement tracés, des yeux d'un bleu qui se voit à trois kilomètres... Bref, une héroïne que l'on croirait à chaque vignette en train de poser pour un photographe de mode...
Jeanne et François, bis repetita
Physiquement, Jeanne et François ressemblent énormément à Cécile et Julien. A tel point qu'au feuilletage, le lecteur du Sursis se retrouve troublé. Mais la ressemblance ne va pas au-delà. Avec le premier tome du Sursis, on s'identifiait à Julien et on souffrait avec lui d'impuissance. Le jeune homme était observateur, à l'étage d'une maison abandonnée, et suivait la vie de son village sous l'Occupation en ayant l'impuissance de ne pouvoir rien faire, puisqu'il se faisait passer pour mort. Julien était aussi impuissant lorsqu'il observait sa bien-aimée Cécile qu'il imaginait courtisée. Cette observation, cette solitude, cette souffrance transperçait le lecteur qui vivait l'aventure du Sursis dans la peau de Julien. Avec Le Vol du Corbeau, les personnages comme l'intrigue se font moins profonds. Alors que l'histoire d'amour entre Julien et Cécile a quelque chose d'imprévisible, de fragile, de torturé et de tragique, les relations entre Jeanne et François sont très faciles à anticiper. Dès l'entrée de François à la cinquième page du premier tome, on sait à quelques éléments près où en seront dans leur relation les deux personnages milieu du second opus. On se croirait parfois devant un feuilleton à l'eau de rose. Le coup de l'homme et de la femme que tout opposent qui finissent par moins se détester, puis s'apprécier, puis finalement s'aimer, on nous l'a fait mille fois. Humainement, la seule bonne surprise pour ce second diptyque est le couple Huguette/René, très drôle car un peu Bidochon sur les bords...
L'Occupation comme décor et plus comme épicentre
Dans Le Vol du Corbeau, l'occupation a une place franchement moins importante que dans le Sursis. Avec le Sursis, la pression se pose sur le lecteur qui ressent bien que la mort peut-être au tournant de chaque faux pas. Avec le Vol du Corbeau, surtout dans le tome 1, le ton est plus léger. Les dialogues sont plus dosés en humour, les personnages plus tranchés et pittoresques. L'un des bons cotés du scénario montre que, collaborateur ou résistant, égoïste ou rebelle de la dernière heure, tous ne sont pas à vénérer comme des modèles ou à détester comme de parfaits salauds. L'homme pense d'abord à sa propre survie, dans ce genre de situation. Ceux qui ont trouvé le Sursis trop lent et statique devront vraiment passer leur chemin avec le Vol du Corbeau. Comme on l'a souvent dit à propos de ce nouveau diptyque, le rythme de l'intrigue épouse celui de la péniche sur laquelle évoluent les personnages. L'allure est donc très lente et, malgré quelques rebondissements, rien de surprenant.
Noyé sous l'esthétisme
Gibrat continue d'évoluer graphiquement. Son Vol du Corbeau, dont chacun des deux volumes a nécessité une gestation d'environ deux années et demi, est très impressionnant. En lisant le Sursis, on pensait beaucoup à Hermann et à ses couleurs directes pastelles. Avec le Vol du Corbeau, le style de Gibrat s'affine : moins d'approximations, plus de rigueur et de pointillisme dans les détails. Certains trouveront que le dessin de Gibrat perd en style et en charme ce qu'il gagne en technicité et en précision. Les visages et les décors sont extrêmement travaillés. Le Paris des années quarante et notamment la Seine, est brillamment reconstitué. Par contre, si le dessin de Gibrat en met plein les yeux aux lecteurs pour sa force esthétique, son brillant, on lui reproche souvent un sens de la perspective, de l'éclairage et de l'architecture assez aléatoire. Rien de trop défaillant, cependant.
Le Vol du Corbeau est dans la lignée du Sursis, mais seulement graphiquement. A un niveau scénaristique et psychologique, cette suite est affreusement décevante. On passe d'une fresque sensible, humaine et historique sur l'Occupation à une espèce de romance parisienne sur fond de seconde guerre mondiale. Prions pour que le prochain projet de Gibrat tende vers un tout autre univers et que l'auteur ne nous ressorte pas un troisième diptyque qui viendrait totalement dénaturer et faire dépérir son oeuvre originelle.