Le Sursis
Bande Dessinée / Critique - écrit par iscarioth, le 05/02/2005 (Incontestablement reconnu par tous les amoureux du neuvième art comme une perle rare, un événement marquant dans l'histoire de la Bande Dessinée, Le Sursis n'en demeure pas moins une oeuvre méconnue du grand public.
On peut dire que le diptyque Le Sursis, signé Jean-Pierre Gibrat, est l'une des oeuvres marquantes dans l'histoire de la BD franco-belge. Pour ses qualités plastiques et narratives et de par sa portée historique et humaine, cette Bande Dessinée est, dès la sortie du tome premier en 1997, portée en triomphe. Le petit monde de la BD, à l'extrême majorité, crie au chef d'oeuvre à la sortie du deuxième tome en 1999, opus qui vient conclure une histoire étourdissante et émouvante.
L'histoire
Eté 1943. Julien saute du train qui l'emmenait en Allemagne et rentre dans son village de l'Aveyron où sa tante l'aide à se cacher. Bientôt, par un incroyable concours de circonstances, il passe pour mort... Il part se cacher dans une maison abandonnée. De sa cachette, notre jeune voyeur observe la vie du village, avec ses miliciens, ses résistants, et surtout la belle Cécile.
Roman graphique ?
Beaucoup de sites et ouvrages de référencement de Bandes Dessinées ou magazines spécialisés ont rangé Le Sursis dans la catégorie « roman graphique ». Cette expression trahit bien la façon dont la BD est encore perçue, aujourd'hui. Genre hybride, bâtard, la BD ne serait ni une oeuvre plastique ni une oeuvre littéraire et ne brillerait que lorsqu'elle penche définitivement d'un côté ou de l'autre. Parce que Le Sursis développe d'innombrables qualités de narrations, il devrait être obligatoirement rattaché à un roman, dans sa construction. C'est un écueil à éviter. Ce Sursis n'est pas une oeuvre d'illustration et ne tire pas moins sa force de sa plastique que de sa mise en texte. Le premier tome révèle la stagnation de Julien, déserteur planqué dans la maison cloisonnée de son ancien maître d'école, juif et communiste récemment déporté. Du haut de cette bâtisse, Julien peut observer tout le village, sans être vu. Il va donc partager, de loin, l'expérience de ce petit village sous l'Occupation. Il s'agit d'une espèce de huis clos à la première personne. Les songes de Julien nous sont dévoilés. Le jeune homme ne manque pas d'humour et s'invente un compagnon imaginaire, Maginot, à qui il se confie régulièrement. Du fait de ce cloisonnement, il y a assez peu de dialogues. Julien passe le plus clair de son temps à réfléchir et à observer. Ses réflexions nous sont livrées, telles quelles, collées aux images. C'est cet aspect du premier tome qui peut rappeler un roman. Le terme « roman graphique » peut alors trouver du sens dans le fait que Le Sursis, par le biais du format BD, allie l'indicible, l'indescriptible, exprimé par l'image (les regards foudroyés devant la barbarie nazie) à l'aspect brut du témoignage indélébile, authentique car écrit. On a aussi beaucoup parlé « d'aventures historiques » pour définir le chef d'oeuvre de Gibrat. Là aussi, il est difficile de faire rentrer « Le Sursis » dans cette petite case. Certes, la vie de Julien et de Cécile s'inscrit dans un contexte réel et les événements ponctuels rapportés dans le diptyque (la progression des américains en Italie et des russes à l'est) se rapportent à une réalité historique. Mais ces « aventures » ne rapportent pas les exploits d'un chef militaire. Il s'agit là d'un témoignage, d'un vécu quotidien représentatif des souffrances endurées par un peuple occupé.
Crever l'abcès ?
Peu de BD traitent réellement et sérieusement de thèmes comme l'Occupation. Bien des bandes dessinées approchent des thèmes comme la guerre mais les abordent souvent d'une manière esquissée, anecdotique, satyrique ou allégorique. Dans cette optique, Le Sursis est une remarquable figure d'exception. Dans Le Sursis, malgré la trame amoureuse, il n'y a ni romance, ni fantaisies, ni divagations. Malgré une part importante de lyrisme, on reste accroché aux dures réalités de la guerre. Au-delà du thème belliciste, plus rare encore sont les bandes dessinées qui se sont attaqué au mythe du résistancialisme gaullien. On sait que longtemps après la fin de la Seconde Guerre Mondiale, l'hexagone a entretenu ce mythe d'une France unanimement soudée contre l'occupant. Artistiquement, l'abcès est crevé au cinéma avec le documentaire de Marcel Ophuls, Le Chagrin et La Pitié et avec la fiction de Louis Malle, Lacombe, Lucien, dans les années soixante-dix (Le Chagrin et la Pitié, comme Le Sursis, est le portrait d'une communauté d'habitants sous l'Occupation). Sur ce point, Le Sursis est un oeuvre remarquable. Elle casse les mythes construits autour du comportement français de l'époque et dresse, avec une palette exhaustive de personnages, un portrait contrasté de la France vichyssoise. C'est dans le deuxième tome que les thèmes de la résistance et de la collaboration sont approfondis. Le cousin de Cécile fait parti de la milice, et son meilleur ami, Paul, travaille pour la résistance. La plupart des autres personnages oscillent entre passivité bienveillante et morosité impuissante. Quant au lecteur, face à l'horreur, il ne peut s'empêcher de se poser la question phare : « Mais qu'aurai-je fais à leur place ? »
Derrière l'illustrateur, le conteur...
Le Sursis, à sa sortie en 1997, est un événement et révèle un auteur qu'on n'attendait pas. Jusqu'alors simple illustrateur pour des canards comme Le Nouvel Obs, Sciences et Avenir ou Je bouquine, Gibrat prend, avec Le Sursis, pour la première fois sa plume. Le talentueux dessinateur se révèle être un parfait conteur. Le Sursis subjugue et, en 1997, Gibrat fait figure de grande révélation de l'année pour bien des bédéphiles et critiques. Lorsqu'en septembre 1999, le deuxième tome du Sursis est publié, peu sont déçus. Le second opus est dans la continuité même du premier volet. On sent bien qu'il n'y a pas eu d'écriture à rallonge. Gibrat voulait d'ailleurs au départ narrer son histoire en un seul album. Il a du se résigner à découper Le Sursis en deux parties, faute de place pour extérioriser pleinement son scénario. En tout, au début des années 2000, c'est plusieurs dizaines de milliers d'exemplaires du « Sursis » qui ont été vendus. Le diptyque a beaucoup subjugué et étonne encore aujourd'hui par la qualité de son dessin, hautement réaliste mais pas dépourvu de style. La colorisation à la peinture donne l'impression, à chaque page et à chaque vignette, de scruter des yeux un véritable tableau. Même si le travail de Rosinski et celui de Gibrat n'ont pas été les mêmes, le style et la technique employés pour Le Sursis étonne et suscite l'admiration de la même façon que La Vengeance du comte Skarbek.
A aucun moment, le diptyque Le Sursis ne baisse de régime ou ne connaît de temps mort. La narration approche la perfection et sert bien une histoire émouvante et crédible. La dernière page du diptyque cloue littéralement le lecteur et, en refermant le deuxième tome, celui-ci a assurément le sentiment d'avoir vécu un grand moment de Bande Dessinée. Incontestablement reconnu par tous les amoureux du neuvième art comme une perle rare, un événement marquant dans l'histoire de la Bande Dessinée, Le Sursis n'en demeure pas moins une oeuvre méconnue du grand public. C'est pourquoi il faut, pour cette oeuvre plus que pour toute autre, faire fonctionner le bouche à oreille, découvrir cette oeuvre avant de la faire découvrir à d'autres. Un coffret est sorti l'an dernier, en 2004, reprenant les deux albums.