9/10La vie gourmande

/ Critique - écrit par Maixent, le 30/11/2022
Notre verdict : 9/10 - La vie c'est comme une boite de chocolats (Fiche technique)

Tags : vie gourmande aurita aurelia societe roman livre

Les gourmandises de l'existence

Des plaisirs terrestres, les deux qui viennent spontanément à l’esprit sont sans doute la nourriture et le sexe. Déjà, Aurélia Aurita avait exploré ces deux voies avec Comme un Chef, coécrit avec Benoît Peeters et publié en 2018 ; et surtout surtout l’album qui l’avait révélée en 2006, Fraise et Chocolat. Un ouvrage brillant explorant l’intime sans fausse pudeur et avec une sincérité désarmante. Oscillant toujours dans le lien qui alimente ces deux passions, elle livre ici un ouvrage d’autant plus personnel qu’il intègre le pendant indissociable à l’eros, thanatos, qui apparaît insidieusement sous la forme d’un cancer du sein.


Dernier repas de grand-mère

 

Véritable autofiction, le récit s’ouvre sur la mort de la grand-mère de l’auteur. Et comme pour toutes les grands-mères, on se souvient surtout des plats qu’elle cuisinait. Ces rituels culinaires qui titillent la nostalgie et nous ramènent d’un coup dans la délicatesse de l’enfance avec un goût oublié et unique ou une odeur si particulière. Parallèlement à ce drame personnel, elle poursuit son travail d’observatrice du quotidien et de chroniqueuse au restaurant du fameux chef cuisinier, Pierre Gagnaire, rue Balzac à Paris. Se glissant telle une petite souris dans l’envers du décor et l’organisation si particulière de la cuisine, elle parvient à nous faire parvenir l’effervescence permanente et la beauté des plats avec un sens aigu du détail et une véritable délicatesse. On est vite pris dans ce tourbillon alchimique où la technicité côtoie l’artistique, porté par un personnel passionné et plus que compétent.
Chez Pierre Gagnaire

 

Cet humanisme épicurien reste cependant placé sous le signe de la mort et de la maladie quand un kyste mammaire apparaît. Après des semaines d’angoisse, le couperet s’abat et le cancer prend sa place dans cette vie curieuse et enjouée. On suivra donc l’auteur entre rendez-vous médicaux et plaisirs gustatifs. Des séances d’amour, d’amitié, de rencontres, de découvertes et de voyages qui seront autant d’odes à la joie de vivre et au plaisir, permettant de ne pas donner trop de place à la maladie et de se sentir vivant et heureux malgré tout.

Sur un sujet somme tout assez simple, dans le sens où nous sommes tous confrontés à un moment ou un autre à notre mortalité, Aurélia Aurita parvient à mettre les mots justes avec beaucoup de poésie et de justesse. Elle parvient dans ces 368 pages à insuffler l’élan vital qui la caractérise sans pathos exagéré, nous faisant virevolter et cueillir ses expériences culinaires et ses rencontres avec beaucoup de plaisir et d’acuité. On se transportera donc des grandes cuisines de chef au marché de quartier en passant par le Japon, les Vosges, ou La Grenouillère, ancien restaurant familial transformé en lieu magique que l’on a tout de suite envie de découvrir en lisant ces pages. Divers lieux ancrés dans le réel qui sont des points d’attache et de marquage tant personnellement qu’au niveau des différentes saveurs qui leurs sont liées. Des rencontres donc d’espaces, de goût, mais aussi de personnes, célèbres comme Mona Cholet ou plus terre à terre, comme ce beau maraîcher un peu brut de décoffrage. Des gens qui laissent une empreinte dans nos existences, chacun à différents niveau et constituent la richesse de nos vies.


A la grenouillère

 

En lisant La Vie gourmande, on ne peut que penser au Gourmet Solitaire de Jirô Taniguchi et Masayuki Qusumi, une déambulation tranquille dans divers restaurants faisant naître une émotion forte et une forme de quiétude redonnant espoir en l’humanité. Une référence revendiquée par l’auteur qui puise dans ses lectures pour nourrir son œuvre. On y retrouve souvent le même mécanisme narratif d’un met agissant comme un stimuli, la fameuse madeleine de Proust, faisant revivre un moment ou une émotion clef. Ces nombreux flash-backs, loin de casser le rythme, participent de tous ces ingrédients épars, magnifiques et désordonnés qui, mis bout à bout avec un peu de travail constituent une vie riche et une belle personnalité. La Vie Gourmande est l’histoire d’un basculement dans l’existence, d’une femme maintenant adulte consciente de ses envies et de ses choix et du douloureux rappel de la mort dans cet équilibre façonné avec patience. La poésie personnelle d’Aurélia Aurita s’en ressent d’autant plus avec une évolution au niveau du dessin.
Le plaisir de faire son marché 

 

De la même façon que dans Comme un Chef, la couleur n’est quasiment donnée qu’à ce qui se mange, offrant un arc en ciel visuel qui explose en mille feu au milieu du noir et blanc, comme des saveurs qui éclatent en bouche dans une triste journée. La couleur est cependant ici plus présente encore, sorte de défis à la noirceur à la mort et à la tristesse, englobant aussi des lieux et des souvenirs qui fortifient notre héroïne. Le trait aussi a changé, avec des pages plus libres et déconstruites donnant un effet plus aéré et paradoxalement plus harmonieux. Les différentes techniques, les ruptures de construction, le choix de grandes pages quasiment vides auraient pu donner un grand fourre tout incompréhensible, mais au contraire participent de cette idée de cohérence d’une vie décousue mais que l’on fait sienne et à laquelle on donne du sens.

Malgré les difficultés traversées on ressent ainsi une certaine sérénité dans l’acceptation et les petits plaisirs. Mais surtout les rencontres, humaines ou autres qui toutes allègent le fardeau de la vie en la rendant belle malgré tout et on nous rappelle ici avec humilité cette règle simple dans cet album parfaitement réussi. En fait, le super pouvoir d’Aurélia Aurita c’est de faire tomber amoureux…