6.5/10Comme un chef

/ Critique - écrit par Maixent, le 09/03/2018
Notre verdict : 6.5/10 - A table (Fiche technique)

Tags : chef comme film cuisine benoit youn note

Une biographie à travers l'amour de la grande cuisine.

Les amateurs de bandes dessinées connaissent Benoît Peeters surtout pour sa collaboration avec François Schuiten, sur Les cités obscures, œuvre magistrale de science fiction interrogeant aussi bien la métaphysique que la création intellectuelle et Aurélia Aurita pour sa confession érotique, Fraise & Chocolat. Ici, les univers se télescopent autour de la table pour une autobiographie culinaire donnant à voir une autre facette de Benoît Peeters, Aurélia Aurita en commis de cuisine, mettant en dessin la vie de son acolyte.


Transcendentalité du saumon à l'oseille 

 

Nous suivrons donc le parcours de Benoît depuis l'enfance à travers le prisme de la cuisine et les grandes étapes qui ont marqué sa vie de gourmet jusqu'à envisager d'en faire son métier et ses rencontres avec les grands noms de la cuisine. Bien sûr seront évoqués sa vie privée et son œuvre littéraire conséquente mais toujours selon le même angle, et si Roland Barthes apparaît dans ces pages, c'est lors d'un dîner privé chez Benoît plutôt qu'au Collège de France.

L'histoire est très touchante avec l'humanisme habituel d' Aurélia Aurita dans ses livres fait de réserve, de douceur et de petits bonheurs en apparence simple qui changent une vie. Avec l’histoire de Benoît, on se retrouve dans l'Histoire de la Cuisine en rentrant par la porte de service à une époque de bouleversement culinaire, soit les années 70, où cuisiner rejoint l'art conceptuel et l'innovation (allant de paire avec un aspect didactique) transpose pour toujours la vision du grand public. Témoin, mais aussi acteur de ce bouleversement, notre héros curieux et gourmand tente d'appréhender un monde qui lui échappe. De la cuisine familiale et efficace de qualité (quand on a le temps), il passe directement à la cuisine mais par le biais de l'intellect, n'ayant pas les moyens d'autre chose que le resto U ou les plats asiatiques les moins chers de Paris. Coupé de la méthode empirique, il apprend la cuisine par le texte en publiant en parallèle aux éditions de Minuit, jusqu'à la révélation du saumon à l'oseille de frères Troisgros.
Les joies de la cuisine à domicile

 

Jeune homme travaillant son mémoire notre héros n'est qu'amateur jusqu'à ce qu'il se fasse rattraper par les galères de la vie et décide alors de faire de la cuisine son métier. S'en suit un très bon passage sur les difficultés de la professionnalisation d'une passion et les difficultés de devenir cuisinier à domicile entre humiliations, oublis de dernières minute et angoisse permanente. Cette tranche de vie, assez longue dans le récit est extrêmement bien rendue par Aurélia Aurita et met en évidence toute la fragilité d'un artiste face à un public exigeant et ne maîtrisant pas le sujet. C'est une très belle métaphore rendue d'autant plus forte par la partie suivante qui met la lumière sur l'amitié entre Benoît et le grand chef Willy Slawinski, qui était un peu trop en avance sur son temps. Ce dernier, dirigeant de l'Apicius à Gand, propose une cuisine visionnaire qui bouleverse notre héros, mêlant harmonie des saveurs comme un poète manie les mots pour les transcender. Après un passage par El Bulli pour découvrir la fameuse cuisine moléculaire de Ferran Adrià, point d'orgue de la cuisine comme œuvre d'art conceptuelle, le récit se clôt sur la simplicité d'un repas entre amis et une idée de transmission de cette passion.


L'Apicius

 

Le récit est très riche et extrêmement bien documenté, par petites touches bien précises. Aurélia Aurita a réussi à réutiliser les codes de la grande cuisine dans son récit avec une justesse des moments choisis et une composition de l'assiette (ou de l'album) parfaitement équilibrée. On est donc dans le sujet, reste le commentaire de Benoît lors de son premier repas à l'Apicius, « Incroyable, on ose à peine y toucher » et c'est ce qui est un peu dommage. Autant la gourmandise d'Aurélia Aurita dans Fraise & Chocolat est palpable avec un érotisme tendre, drôle et vorace, autant ici, on reste dans une distance par rapport au sujet qui confine à la préciosité et l'ensemble manque un peu de vie. On conserve cependant ce dessin fluide et faussement naïf avec des touches de couleur principalement sur les aliments mais aussi les références à l'art comme la reprise de scène de Pieter Brueghel. 

En ressort une autobiographe culinaire très bien construite, et très agréable à lire avec beaucoup de références culturelles et intellectuelles mais tel Roland Barthes dans le récit, on reste un peu sur notre faim.