Mortepierre - Interview de Brice Tarvel - 12/10/2005

/ Interview - écrit par iscarioth, le 12/10/2005

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Interview de Brice Tarvel le 12 octobre 2005

Pour Krinein, Brice Tarvel, scénariste de la série Mortepierre, a accepté de revenir sur sa carrière. L'auteur s'est montré très disponible et d'une grande sympathie.

Bonjour Brice Tarvel. Peux-tu tout d'abord commencer cette interview en te présentant, surtout pour les internautes qui ne te connaissent pas ?
Brice Tarvel
Brice Tarvel
Bonjour à tous. Je suis né à Reims et j'y ai toujours vécu. Il faut dire que je suis plutôt casanier, et cela depuis mon plus jeune âge. Pour moi, voyager, c'est se mettre en péril. Ça va de la rue qu'il faut identifier dans une ville inconnue au crash de l'avion qui devait vous conduire sous les palmiers. J'apprécie mes platanes et mes marronniers, je n'éprouve pas l'envie d'aller voir ailleurs. Sauf en esprit, bien sûr, lorsqu'il s'agit d'écrire de la fiction. Mais revenons-en à mon pedigree... Je suis autodidacte, car je n'ai jamais trop supporté ce qui m'est imposé. Pour apprendre avec plaisir et continuer de le faire, je n'avais pas d'autre choix. J'ai néanmoins un CAP de typographe, métier tombé en désuétude qu'exerçait mon père. J'ai très vite préféré pondre mes propres textes plutôt que de me mettre au service de ceux des autres dans une imprimerie. Un jour, afin d'échapper aux chefaillons et aux vapeurs de plomb des creusets des linotypes, j'ai tout laissé en plan pour me consacrer uniquement à l'écriture. J'ignorais alors que ma compagne allait longtemps devoir travailler pour le nécessaire pendant que je le ferais pour le superflu.

La plume est-elle ton métier à plein temps ? Scénariste et romancier sont-elles tes seules casquettes ?
Oui, à part la vaisselle de temps à autre et les commissions, je ne me consacre qu'à l'écriture. J'en vis très petitement - cela dépend des périodes -, mais je n'ai jamais eu de gros besoins. J'ai publié une demi-douzaine de romans (sous le pseudo de François Sarkel), en ai écrit quelques autres qui sont restés dans mes tiroirs, et j'espère avoir le temps d'en sortir encore quelques-uns. Pour divers magazines et anthologies, j'ai aussi écrit de nombreuses nouvelles dans toutes sortes de genres, que ce soit pour la jeunesse ou les adultes. Depuis un bon nombre d'années, c'est toutefois les scénarios de bd qui accaparent l'essentiel de mon temps.

Quel a été ton parcours professionnel et comment en es-tu arrivé aux métiers de romancier et de scénariste ?
Tout petit, déjà... ben oui, avant même de savoir lire et écrire, j'ai pondu une bd d'une page, sans bulles. Après, je me suis mis à confectionner des sortes de petits fascicules pompés sur les Tex Tone, Kit Carson ou l'Intrépide que je lisais à l'époque. Je dupliquais ces minuscules bouquins en deux ou trois exemplaires à l'aide d'un papier carbone et je les vendais quelques centimes à mes copains. Comme je ne possédais pas d'agrafeuse, je cousais les feuilles avec du fil et une aiguille. Plus tard encore, je devais avoir dans les 14-15 ans, j'ai acheté une machine à écrire à crédit, machine que mon père m'a obligé à rapporter à la librairie où j'en avais fait l'acquisition. Sur cette bécane portative qui me ravissait, j'ai eu juste le temps d'écrire « Le Verre d'eau », une nouvelle policière que j'ai expédiée à l'hebdomadaire Nous Deux. Le texte m'a été retourné, bien évidemment, accompagné d'une lettre qui disait entre autres que j'avais l'air bien jeune. Je me suis alors mis à écrire - au stylo - des tas de petits textes ou des ébauches de romans que je conservais pour moi et qui ont fini à la poubelle. Après avoir quitté l'imprimerie, j'ai dû exercer divers petits boulots. Durant trois mois d'hiver, j'ai tenu un kiosque à journaux, et c'est dans cet espace exigu que je suis tombé sur des revues comme Fiction ou Horizons du Fantastique. Cela m'a permis de découvrir qu'il était possible de proposer des nouvelles à ce genre de publications. C'est finalement un fanzine, Macabre, dirigé par Alain Schlokoff, qui, en 1970, a publié mes deux premières nouvelles. L'une s'appelait « La Promenade du canal triste », l'autre « Démence ». La première était signée Jean-Pol Laselle, mon véritable patronyme, la seconde Jean Vorn. Je lisais beaucoup Jean Ray à l'époque et je trouvais plaisant d'utiliser un pseudo qui sonne comme le sien. C'est ainsi qu'a commencé mon parcours de nouvelliste, puis de romancier.
Au scénario de bd, je m'y suis mis pour rendre service. C'était en 1976. Patrice Sanahujas, un copain dessinateur rémois, est venu me demander un scénar d'énigme policière en cinq planches pour l'hebdomadaire Djin des éditions Fleurus. Il venait d'aller présenter ses dessins à la rédaction, qui les avait appréciés, mais il lui fallait un scénario pour démarrer. J'ai ainsi écrit « Accotement dangereux », la première enquête de Renaud Delmond, qui a été publiée dans Djin et suivie de beaucoup d'autres. J'ai travaillé presque cinq ans chez Fleurus. Avec ou sans pseudo, j'y écrivais principalement des bd plus ou moins courtes, mais aussi des textes illustrés, biographies de gens célèbres, légendes de photos, roman d'aventures à épisodes, etc. Après avoir publié des albums chez Glénat, Dargaud et Claude Lefrancq, et avoir dessiné de nombreuses couvertures de romans au Fleuve Noir et pour les aventures de Bob Morane, Patrice Sanahujas a malheureusement été emporté par une maladie en 1996.

Le Savoir-Aimer, premier projet BD pour l'équipe Tarvel-Aouamri, s'appellant ici Norin-WamryPour les albums de bd, c'est Mohamed Aouamri qui m'a mis le pied à l'étrier. C'était en 1988. Il avait déniché un imprimeur proche de Reims qui désirait se lancer dans l'édition. Juste avant, nous avions, Aouamri et moi, sans succès, proposé un ou deux projets d'album à divers éditeurs. Cette fois, il s'agissait de réaliser « La sexualité en bd ». C'était l'idée de l'imprimeur. Je me suis donc mis au travail en n'entourant d'une abondante documentation et l'album est sorti sous le titre « Le Savoir-aimer ». Mohamed a signé l'album sous le pseudo transparent de A. Wamry et moi sous celui de Luc Norin. Il s'est assez bien vendu, a été traduit en portugais par un laboratoire pharmaceutique, puis réédité brièvement par Soleil sous le titre « L'Amour clés en main ».
Encouragés par ce premier album de commande, Aouamri et moi, nous sommes partis ensuite faire le tour des éditeurs de bd à Paris. C'est le Vaisseau d'Argent, nouvelle maison d'édition créée par Christian Godard et Julio Ribera, qui nous a accueillis on ne peut plus chaleureusement. La série « Sylve » a démarré chez cet éditeur puis, après la cessation d'activité de ce dernier, a été reprise par les éditions Arboris.
Quelque temps plus tard, alors que nous dédicacions « Sylve » à Angoulême, Mourad Boudjellal nous a gentiment invités sur le stand Soleil. Nous avons été embauchés et la série « Mortepierre » a vu le jour peu après. La suite, on la connaît peut-être un peu...

Parlons justement un peu de Soleil. Tu y travailles depuis plus de dix ans. La maison d'édition détient le triste record des séries abandonnées. Mourad Boudjellal est de moins en moins apprécié des bédéphiles qui lui reprochent une politique trop axée sur le bénéfice. Que penses-tu de la maison Soleil, de sa politique et de son fondateur ?
Quand je suis entré chez Soleil, des tas de bruits couraient. On disait qu'il était très difficile de s'y faire payer, que Mourad était un escroc, etc. Après plus de dix ans passés chez cet éditeur, je peux témoigner. En ce qui me concerne, je n'ai jamais eu aucun problème de paiement, pas même un retard, et Mourad ne m'a jamais fait aucune entourloupe. Fonceur, pressé par le temps et l'esprit sans doute occupé par mille problèmes, il lui arrive parfois de ne pas s'embarrasser de nuances, de compréhension ou de diplomatie mais, s'il en est arrivé où il en est, c'est forcément parce qu'il fait assez bien son boulot. Dans les affaires, on ne réussit pas sans casser des oeufs - et Mourad est avant tout un homme d'affaires. Pour les auteurs, l'astuce consiste à ressembler le moins possible à un oeuf. C'est-à-dire qu'il convient d'avoir suffisamment de talent et de chance pour réaliser de bons chiffres de vente. Dès l'instant où on vend bien, on est proportionnellement considéré. Cela semble se passer ainsi chez Soleil - je suis loin, je ne sais pas tout -, mais aussi chez les autres éditeurs sans doute et dans d'autres activités que celle de l'édition. Il y a en particulier deux choses d'assez formidables chez Soleil : le dynamisme et la liberté. La liberté d'écrire sans contrainte, ça, c'est super, pour un auteur.
Les séries abandonnées, c'est chiant pour tout le monde. C'est à mes yeux une sorte d'escroquerie vis-à-vis du lecteur, une frustration de taille pour les auteurs et un échec pour l'éditeur. Mais ce dernier peut-il continuer d'engager beaucoup de fric sur une série qui cahote ? Ne risque-t-il pas de tout mettre en péril s'il s'obstine à tort ? Le métier d'éditeur ressemble à celui des funambules. L'éditeur doit offrir un spectacle, des émotions, prendre des risques, tout en sachant conserver constamment l'équilibre. Beaucoup d'éditeurs sont sans doute de nos jours devenus trop timorés. Ils devraient affiner leur choix dès le départ, être plus sélectifs - reconnaissons qu'ils le sont tout de même déjà pas mal -, puis, une fois choisi le projet et le ou les auteurs, y croire fermement, faire confiance, donner sa chance à la série de s'installer. On sait que de nombreuses séries devenues très rentables ont démarré modestement. Il est certain que parmi celles abandonnées chez Soleil ou ailleurs, quelques-unes auraient fini par faire recette.
Si, comme d'autres, j'ai toujours été payé régulièrement chez Soleil, c'est parce que la maison n'a cessé de faire des bénéfices. Je me verrais donc mal cracher dans la caisse. En me baladant dans Toulon il y a fort longtemps, avant que je sois chez Soleil, j'ai découvert la librairie de Mourad dans une petite rue et un quartier qui ne payaient guère de mine. Mourad a parcouru un sacré bout de chemin depuis, non ? La bd en général, les auteurs, les lecteurs, n'en ont-ils pas profité ? Face à ce succès, il n'y a que deux attitudes : l'admiration ou la jalousie. Je tends à pencher un peu pour la première, car la seconde n'est vraiment pas mon truc.
Pour en revenir aux séries restées en souffrance, j'essaie de résoudre le problème en ce qui concerne les miennes. Depuis quelque temps, je m'efforce autant que possible à ce que chaque album puisse se lire indépendamment des autres.

Revenons à ton parcours. Comment se sont passés tes débuts dans le métier de romancier ?
Écrire des romans populaires, mener un récit sur deux cents pages, c'était mon but quasi obsessionnel. Comme je lisais beaucoup de Fleuve Noir, je rêvais de pouvoir rentrer chez cet éditeur. Dès l'âge de vingt ans, je me suis mis à écrire des romans, mais je manquais de tout, et particulièrement de souffle. Mes sujets étaient sans grande originalité, mes personnages souvent stéréotypés, mon style et mon orthographe défaillants. La peste, quoi. J'ai dû écrire une bonne douzaine de romans et bien plus encore d'amorces de romans qui n'ont jamais vu le mot fin. Certains manuscrits ont été envoyés chez un éditeur, mais bien sûr refusés. J'étais comme devant un mur, sans vraiment m'apercevoir que c'était celui de mon incompétence, de mon manque de métier.
Quand je suis entré chez Fleurus, il m'a été commandé un « roman de l'été » qui devait paraître par épisodes dans Djin chaque semaine. Sans me poser de questions, il m'a bien fallu me mettre à la tâche. J'ai ainsi écrit « Les Revenants de Morne-Rouge », un court roman d'aventures. Il a été publié, mais était loin d'être vraiment au point à mes yeux. J'ai d'ailleurs depuis réécrit ce texte, mais il est resté dans mes tiroirs sous sa nouvelle mouture considérablement améliorée.

Dépression et La Chair sous les ongles : les deux premières grandes réussites de François Sarkel, alias Brice Tarvel

 

 

 

 

 

 

 

En 89, après la publication de l'album « Le Savoir-aimer », je me suis retrouvé sans boulot, libre comme je ne l'avais pas été depuis longtemps. Seul dans mon coin, sans que personne n'attende quoi que ce soit, au crayon de mine, j'ai commencé la rédaction de « La Chair sous les ongles ». Il s'agissait d'un roman gore, car ces petits ouvrages saignants faisaient beaucoup parler d'eux à l'époque. On les disait entre autres très bien payés. Le manuscrit terminé en un peu moins de trois mois - je n'ai jamais été très rapide -, je l'ai envoyé au Fleuve Noir. Sans avoir encore la réponse à ce premier envoi, je me suis mis à un roman de SF, « Mourons sous la pluie », qui, sur les conseils de Joël Houssin, prit par la suite le titre de « Dépression ». Le gore et le roman de SF ont été acceptés presque simultanément et sont parus la même année, signés du pseudo de François Sarkel. Il m'avait fallu dix ans pour avoir le souffle d'écrire un vrai bouquin. Et je venais même d'en pondre deux. « Dépression » avait obtenu la note de 9/10 par le comité de lecture du Fleuve. Quant à « La Chair sous les ongles », il a été maintes fois question d'en faire une adaptation pour la télé ou le ciné. Cela n'a toujours pas abouti, comme c'est souvent le cas dans l'audiovisuel.

Dans une interview donnée à Collection Gore, tu expliques ta préférence pour l'écriture de romans. S'il t'était permis de ne vivre que par ton activité de romancier, continuerais-tu la bande dessinée ?
Si je n'avais écrit que des romans, j'aurais peut-être pondu un truc à succès, qui sait ? Ou je me serais retrouvé contraint de vivoter autrement que de ma plume... Si mon activité de romancier devenait miraculeusement très lucrative, je poursuivrais probablement au moins mes séries en cours, ne serait-ce que par respect pour les lecteurs. Et puis je n'ai jamais souvent su dire non. Donc, si mon temps ne se retrouvait pas entièrement bouffé par le boulot de romancier... Je dois avouer avoir beaucoup plus de plaisir à travailler seul. Un dessinateur qui écrit son scénario doit éprouver la même satisfaction, j'imagine. Créer seul ses personnages, planter les décors, les ambiances - dans un roman, il y a même les odeurs -, sans avoir de comptes à rendre à quiconque, ça donne en quelque sorte l'impression de savoir dessiner, de ne plus être une espèce de handicapé. Mais j'ai besoin de bien plus de concentration pour écrire un roman que pour un scénar de bd. Je peine infiniment plus. « Écrire, c'est nager sous l'eau », a dit Scott Fizgerald, alors disons que la bd et ses bulles peuvent être les bienvenues pour m'apporter un peu d'oxygène. Mais, de son côté, Billy Wilder a dit : « Être scénariste, c'est accepter de faire son lit et d'aller dormir ailleurs ». La collaboration en bd m'a permis de fréquenter des gens talentueux et sympas, d'autres qui l'étaient moins, mais bon...

Jean Vorn, Réal Deham, Nicolas Olsagne, Laurent Galmor, François Barrol, François Dargny, Roseline Joncel, Luc Norin, François Sarkel. Pourquoi tous ces pseudonymes ?
Les pseudos, j'ai toujours trouvé cela amusant. Et puis j'ai écrit dans tellement de genres différents et pour des supports tout aussi variés qu'il fallait bien cloisonner un peu. Sortant des très catholiques et prudes éditions Fleurus, je ne pouvais guère me permettre de signer du même nom la sexualité en bandes dessinées, par exemple. Ayant sévi dans Nous Deux, n'était-il pas préférable de prendre un autre nom d'emprunt pour mon roman gore ? Il y a bien longtemps, à mes débuts, j'ai édité une revue, Nécronomicon, dont j'assumais à peu près seul le contenu. N'étais-je pas obligé de prendre des pseudos pour faire croire que j'étais plusieurs ?
Je n'ai toutefois jamais trouvé utile de faire mystère de cette kyrielle de pseudonymes.

Sur tes séries, tu n'as pas fait équipe avec une flopée de dessinateurs. Tu sembles assez sélectif. Quelques noms reviennent sur des projets différents (Nielsen ou Pagot, Verhaeghe). Peux-tu nous parler de tes rapports avec les dessinateurs ? Te sont-ils imposés, les choisis-tu ?
Il ne s'agit pas trop de sélection. Les rencontres se sont presque toujours faites par hasard. Pagot, alias Nielsen, est venu frapper à ma porte alors qu'il venait de débarquer dans la région et qu'il était en quête d'un scénariste pour démarrer sérieusement dans la bd. Christian Verhaeghe, lui, m'a été conseillé par Aouamri qui, après avoir eu entre les mains une de ses illustrations, lui a trouvé un grand talent. Quant à Aouamri, c'est moi qui suis allé toquer à sa porte, il y a de cela bien longtemps, à la suite de son passage à la télé régionale pour un prix qu'il avait obtenu pour des planches animalières publiées dans Pilote.
Former un couple pour travailler est encore plus difficile que de s'unir entre homme et femme. L'éloignement et parfois la barrière de la langue - comme avec Rafa Garrès - ne facilitent pas les choses non plus, surtout, comme c'est le cas avec mon Espagnol, lorsqu'on n'a même pas eu l'occasion de se rencontrer une seule fois. Avec des dessinateurs comme Aouamri et Serge Fino, les difficultés sont vite aplanies parce que nous avons pas mal bourlingué ensemble dans les festivals ou ailleurs et que nous nous connaissons bien. Avec eux, c'est en général l'humour qui triomphe au cours de nos échanges. Nombreux sont les dessinateurs qui apprécient d'avoir la totalité du scénario entre les mains avant de commencer. Après, ils vous demandent souvent de modifier telle ou telle chose, d'introduire tel ou tel personnage, de vous arranger pour qu'ils puissent dessiner ceci ou cela. C'est leur droit, bien sûr, mais remanier un scénar devient vite un lourd travail. Tous les éléments d'une histoire tiennent ensemble et, si on bouge quelque chose, tout risque de se casser la gueule. En plus, quand le dessinateur fait ce genre de remarques, le scénariste est souvent passé à un ou plusieurs autres projets depuis longtemps. Il lui faut donc s'arracher à son travail du moment et se concentrer à nouveau sur le scénar qu'il croyait bouclé. Ce n'est pas facile, presque douloureux parfois. Si le dessinateur a une idée beaucoup plus géniale que la vôtre - ce qui est tout de même assez rare -, il n'y a pas de problème, on modifie avec enthousiasme mais, dans la plupart des cas, ça n'en vaut pas la peine. Je tiens compte de la personnalité et de toutes les indications du dessinateur avant de démarrer un projet mais, quand le scénar est bouclé, j'apprécie assez qu'on me fiche la paix. En revanche, les suggestions faites par le dessinateur pendant qu'il réalise l'album, j'en prends note pour les épisodes suivants et j'essaie alors au mieux de lui donner satisfaction. Il convient de préciser aussi que je laisse une grande liberté à mes dessinateurs. Quand cela n'influe pas sur le récit, ils peuvent imaginer les personnages à leur façon, créer les décors qui les branchent et ont encore plus de liberté pour la mise en page. Il y a une phrase du romancier et scénariste de bd Pierre Pelot que j'aime reprendre à mon compte : « Ce qu'on fait est toujours le brouillon de ce qu'on fera ».

Ta carrière dans le monde de la bande dessinée semble profondément liée à celle de Aouamri. Peux-tu nous parler de ce dessinateur et de ce qui t'a plu dans son style ?
Mohamed Aouamri J'ai raconté comment je suis entré en contact avec Aouamri. Nous habitions la même ville, il était dessinateur et moi raconteur d'histoires. Comme dans ces années-là il n'y avait pas beaucoup de gens qui avaient les mêmes préoccupations que nous à Reims, il était naturel que nous fassions équipe. Aouamri est un super dessinateur. S'il avait su dessiner plus vite et si les grands éditeurs s'étaient plus tôt sérieusement intéressés à sa production, il serait aujourd'hui un artiste de la bd parmi les plus réputés. Il est très perfectionniste, très dispersé à cause de son tempérament de bon vivant. Voilà pourquoi il n'a réalisé que si peu d'albums. De surcroît, parce qu'il n'a jamais été rétribué comme il le souhaitait, il a beaucoup consacré de temps à la pub, la Sécurité Sociale, la DDASS ou l'OMS. Contrairement à moi, il a toujours eu d'importants besoins financiers, d'autant que sa famille compte plus de têtes que la mienne.
J'ai toujours été très friand de ses dessins, de sa mise en page dynamique. Il est fortement influencé par le cinéma américain qu'il connaît sur le bout des doigts et cela est très profitable à sa production. Momo, puisque c'est ainsi qu'on l'appelle la plupart du temps dans le monde de la bd, est un mec attachant, avec un grand sourire qui cautérise toutes les plaies. J'aurais été bien stupide de ne pas faire une route aussi longue en compagnie d'un gaillard pareil, non ?

On ne retrouve presque nulle part Mohamed Aouamri en dehors de Sylve et Mortepierre. Ton collègue a pourtant plus de 25 ans de carrière. Comment s'explique cette rare présence ?
Je l'ai dit, Aouamri est perfectionniste à outrance et dispersé comme c'est pas possible. Si la gastronomie, le bon vin et les femmes n'avaient pas existé, il aurait dessiné vingt albums de plus. Le faible rythme auquel il remet ses planches est d'autant plus désespérant que lesdites planches sont à chaque fois magnifiques. « On se souviendra de la qualité de telle planche ou de tel album que j'ai dessinés, mais pas du temps que j'ai passé dessus. » Voilà ce qu'il lui a été donné de répondre au sujet de son manque de rapidité.

- Cette année, on t'a vu sonder les internautes à propos de Mortepierre. Tu as récolté les avis et critiques sur différents sites comme Krinein ou BDGest. Dans quelle mesure les critiques que tu reçois influencent ton travail ?
Lorsque je me rendais fréquemment dans les festivals, il m'était donné d'avoir l'avis des lecteurs et je trouvais cela très profitable et encourageant - bien qu'on entende souvent une chose et son contraire. Ce contact me manque un peu, voilà pourquoi il m'arrive de parcourir le Net et de bavarder ici ou là. À mes yeux, les lecteurs sont quasi sacrés - sans vouloir leur cirer les pompes. Si les auteurs et les éditeurs existent, c'est parce que les lecteurs sont là. À la limite, c'est nous, les auteurs, qui devrions leur demander une dédicace - j'exagère un peu, mais il y a du vrai. Je tiens donc compte des avis et des critiques qui me paraissent intéressants et cela influence effectivement mon travail. À Angoulême, un jour, un lecteur s'est étonné que je n'aie jamais précisé de quelle façon Florie était entrée en possession de ses pouvoirs surnaturels. C'est cette remarque qui m'a fait introduire un flash-back sur la petite enfance de mon héroïne dans le tome 4 de Mortepierre et, plus tard, est venue la série parallèle Florie, les contes de Mortepierre. Comme j'écris à l'instinct, sans trajectoire rigide, je peux me permettre aisément ce genre de détours.
À noter que je suis moi-même gros lecteur, collectionneur et admirateur d'auteurs depuis toujours, alors forcément, les lecteurs, je crois bien les comprendre et je me mets facilement à leur place. Quand j'écris, je les vois toujours en arrière-plan. Cela ne signifie pas qu'il ne faille pas les bousculer un peu parfois. Nous, les lecteurs, on aime en prendre plein la gueule, mais ne pas être considérés comme des gogos.


 ...Lorsqu'une série s'arrête, comme Sylve, j'aime reprendre certaines situations là où je les ai laissées dans la série qui succède. C'est ainsi que l'infidélité de Torg est devenue celle de Florie...

Parlons maintenant un peu des thèmes récurrents dans tes oeuvres. Le couple est un sujet qui revient dans plusieurs de tes scénarios. Le personnage principal se détourne souvent de son partenaire initial pour s'en aller vers un autre amour (Torg pour Alzée dans Sylve, Florie pour Valère dans Mortepierre). Pourquoi cette volonté de casser ou de déstabiliser des couples initialement présentés comme invulnérables ? Une façon de voir la vie ? Un message autobiographique ?
Je vais une fois de plus citer Pierre Pelot : « Deux est un chiffre de guerre ». Le couple, le tandem, le duo, le binôme, ne sont guère plus commodes à gérer qu'une ville ou un pays. C'est valable pour les relations scénariste-dessinateur, mais aussi pour les mariés, les concubinés, les pacsés, etc. Comme j'aspire à ce que mes histoires pour adultes collent le plus près possible à la réalité vécue par chacun - éléments fantastiques mis à part -, n'est-il pas naturel que je les parsème de tentations et d'orages ?
Sinon, je suis marié depuis plusieurs décennies, et tout va bien de ce côté-là, merci. Des coups de tonnerre, parfois, des éclairs, bien sûr, mais ça amène toujours une pluie rafraîchissante qui apaise et vivifie tout. Faut dire que, contrairement à beaucoup de monde, j'adore la pluie. Des averses contraignent d'ailleurs assez fréquemment mes dessinateurs à brouiller leurs cases de petites hachures.
Lorsqu'une série s'arrête, comme Sylve, j'aime reprendre certaines situations là où je les ai laissées dans la série qui succède. C'est ainsi que l'infidélité de Torg est devenue celle de Florie. Je suis équitable, non, puisque un coup c'est un homme, un coup une femme qui commet la « faute » ? On retrouve ce genre de récupération de situation avec le mioche à tendance cannibale des Traîne-Ténèbres qui fait une incursion dans les deux derniers Mortepierre. C'est mon autre arme pour lutter contre l'abandon des séries.

Dans tes histoires, un bon nombre de personnages sont estropiés, mutilés : manchots, culs-de-jatte, borgnes. Tu fais plus de place au handicap que la plupart des autres scénaristes. Hasard ou parti pris ?
Tu oublies aveugles, bossus, unijambistes, siamois et hommes-troncs... C'est vrai, je dois avoir une sorte de fascination pour les éclopés. Il y en a dans Sylve, Mortepierre et La Couronne de foudre... Ce n'est ni le hasard ni un parti pris. Je dois même avoir un bon nombre d'estropiés du cerveau - comme Yolande dans Mortepierre. Cela fait aussi partie de la vie de tous les jours. Il y a quantité de handicapés de toute nature autour de nous. Dans la réalité, ils donnent l'impression de se cacher, dans mes récits, ils se baladent et s'exhibent, voilà toute la différence. J'avais une tante qui portait un corset de cuir et des chaussures orthopédiques. Une de mes grands-mères habitait en face d'un hospice. Un jour, un vieux paraplégique bavocheux m'a arraché un petit harmonica des mains pour souffler dedans en postillonnant d'abondance. Ma mère s'est empressée de passer l'instrument à l'eau de Javel... et il n'a plus fonctionné. Une autre fois, tout gosse, j'ai aperçu un cul-de-jatte sur le trottoir d'en face. Il progressait dans un petit chariot à roulettes en s'aidant de fers à repasser comme dans un très vieux film. Ma mère m'a formellement interdit de me retourner sur lui, mais j'en conserve le souvenir intact. Tout cela, ça marque, forcément.
La maladie intervient souvent aussi dans mes histoires. Parler de l'homme blessé dans sa chair est bien plus captivant que de se pencher sur le bien portant.


Bobil, sur la pochette du troisième et dernier tome de Sylve. Détail. (Amazon.fr)


Autre thème récurrent : le loup-garou. On en trouve dans Mortepierre, dans les Traîne-Ténèbres, où ils possèdent un rôle majeur. D'où t'es venu ce goût pour cette créature mythique ?
J'ai certains thèmes récurrents, oui : l'infidélité, la maladie, le handicap, les arbres, le cannibalisme, l'enfance monstrueuse... et le loup-garou. J'ai croisé de nombreux loups-garous dans mes lectures et dans les films de la Hammer, mais je n'ai pas une sympathie particulière pour cet être mythique. Mes loups debout sont venus comme ça, par hasard, cette fois. Ç'aurait pu être des vampires ou d'autres monstres. D'ailleurs, dans « Le Carnaval funèbre », le dernier Mortepierre, on fait connaissance d'une sorte de créature de Frankenstein assaisonnée de momie. Sur les loups-garous, je pense avoir tout dit ce que j'avais à dire. Il est peu probable que j'y revienne.

Quelles oeuvres et auteurs (de cinéma, littérature, bd) désignerais-tu comme étant tes principales influences ou sources d'inspiration ?
Il y a eu toutes ces lectures d'enfance, tous ces petits formats que publiaient les éditions Impéria et Artima, des journaux comme l'Intrépide et Tintin, aussi. Ils m'ont donné l'envie d'imiter, d'essayer moi aussi de raconter des histoires. Puis j'ai découvert les livres sans images, les aventures de Bob Morane, entre autres, qui m'ont fichu un sacré coup. Je plaçais dans mes rédactions des phrases comme : « Le ciel immense ressemblait à une plaque de magnésium incandescent » qu'utilisait Henri Vernes, et j'obtenais d'excellentes notes. Henri Vernes a donc beaucoup compté pour moi au départ. Ensuite, il y a eu des auteurs comme Jean Ray, Robert Gaillard, Pierre Pelot, Michel Jeury, Georges Simenon, Georges-Jean Arnaud, Serge Brussolo. Surtout des romanciers français puisque, ambitionnant d'écrire, je les considérais sans grande modestie un peu comme de futurs collègues. Cela surprendra sûrement étant donné ce que j'écris, mais je place Georges Simenon au-dessus de tous. J'ai lu toutes ses oeuvres. D'ailleurs, lorsque je me sens des atomes crochus avec un auteur, je m'efforce toujours de lire tout ce qu'il a écrit. Je dois être une des rares personnes - peut-être la seule - à posséder chez moi la totalité (moins 3 ou 4 romans que je recherche) des plus de quatre cents volumes qu'a publié Georges-Jean Arnaud. Sur mes étagères s'entassent pareillement tous les bouquins de Marc Agapit, Jean Ray, Stefan Wul, Pierre Pelot et Serge Brussolo. Pelot est un grand bonhomme gorgé d'humanisme et de poésie, Brussolo un génial inventif qui fait voler en éclats tout ce qui a été écrit avant lui.
J'ai bien entendu lu aussi quelques auteurs plus officiels : Sartre, Henri de Montherlant, Alphonse Daudet, Zola, etc. Mais ces lectures ne m'ont jamais beaucoup passionné, pour ne pas dire qu'elles m'ont souvent barbé. Je dois avoir très mauvais goût. Je préfère par exemple une vieille forteresse moyenâgeuse à un château de la Loire, du pain et du saucisson à du caviar, de la bière à du champagne. Mais je m'égare...
Les livres de quelques auteurs anglo-saxons ont également brûlé mes yeux. J'ai dévoré tout Ray Bradbury, Lovecraft, J. G. Ballard, Philip K. Dick. J'ai digéré, plus ou moins bien, certains pavés de Stephen King, aussi, et quelques autres ouvrages piochés çà et là. Tout ne serait pas dit sur mes influences si je ne mentionnais pas Georges Brassens. Il a façonné une grande partie de ma façon de penser. Ses chansons sont à la fois ma Bible, mon Coran et mon petit manuel de survie à l'usage de toutes les situations.
En ce qui concerne le cinéma, je peux citer quelques titres de films que j'ai particulièrement appréciés : Blade Runner, Shining, Le Silence des agneaux, Il était une fois dans l'Ouest, Le Nom de la rose, Apocalypse now, Danse avec les loups. J'en oublie, bien sûr.

La lecture de Mortepierre évoque des souvenirs aux amateurs de littérature et de cinéma gore. As-tu l'impression de rendre des hommages ou de faire de nettes références quand tu élabores un scénario BD ?
Non, je ne fais pas de références particulières, ou alors c'est involontaire. L'auteur qui m'influence le plus depuis un certains nombre d'années, c'est Serge Brussolo. J'essaie de concocter des histoires aussi hors normes et déjantées que les siennes, mais ce n'est pas une mince affaire. Je connais peu le cinéma gore et n'en suis pas très friand. Je trouve que certaines débauches de sang tournent trop fréquemment au ridicule. J'en suis resté un peu aux films délicieusement désuets produits par la Hammer.
Le Moyen Âge était une époque où l'on réglait ses comptes en combattant au corps à corps, à coups de lance, d'épée ou de hache. De nos jours tout aussi barbares, on frappe à l'aveuglette, on balance des bombes à dix mille mètres d'altitude. C'est parce Mortepierre se situe au Moyen Âge que le sang gicle en abondance. De plus, Aouamri a eu tendance à en rajouter dans le sanguinolent, comme dans les scènes de sexe aussi d'ailleurs.
Il est peut-être bon que je rappelle ici que j'ai également écrit des scénarios de gentilles histoires pour enfants, telles les aventures animalières de Boogy et Rana ou celles de la petite pieuvre écologique Poulpia.

Es-tu un bon lecteur de romans et de bandes dessinées ? Quels sont tes derniers coups de coeur ?
Je n'ai lu que de la bd jusqu'à l'âge de douze ans. J'étais incapable de m'intéresser à autre chose. Après, je n'en ai plus lu qu'à de rares occasions, surtout quand c'était nécessaire à mon travail de scénariste. Je me souviens très bien des petits formats dont j'ai déjà parlé, des aventures de Petit Riquet et des récits du journal Tintin auquel j'ai longtemps été abonné. C'était à l'époque où paraissaient par épisodes « SOS météores », « Tintin au Tibet », « Le Triangle bleu » ou « Le Treize est au départ ». Je me rappelle aussi avoir acheté le premier numéro de Pilote. Un petit voisin me prêtait ses Coeur Vaillant, un autre sa collection complète des albums d'Hergé.
Après, ça a donc été la découverte de Bob Morane à la bibliothèque de mon quartier, puis celle des Fleuve Noir Angoisse ou Spécial-Police que rapportait mon père. C'est lui qui m'a fait lire Jean Ray. Il lisait déjà les Harry Dickson lorsqu'ils paraissaient en fascicules dans les années 30.
Je suis un gros lecteur de romans, mais un piètre lecteur de bandes dessinées. Mes derniers coups de coeur ? Des romans, bien sûr. Je viens de découvrir Maxime Chattam, qui écrit des bouquins qui fichent joliment la trouille. J'aime bien Andréa H. Japp, femme auteur de romans policiers, pour son style corrosif et l'intelligence qui se dégage de ses propos. Pour ceux qui aiment le Moyen Âge, je conseille vivement les romans de Pierre Naudin, superbes. Pour en revenir à deux auteurs que j'apprécie beaucoup je voudrais encore conseiller deux titres de bouquins : « C'est ainsi que les hommes vivent » de Pierre Pelot et « Dernières lueurs avant la nuit » de Serge Brussolo.

Revenons sur tes travaux pour l'enfance, que tu viens d'évoquer. Tu as scénarisé plusieurs albums et livres (illustrés par Pascal Bresson) pour les enfants. Dans ta bibliographie, on trouve aussi Boogy et Rana (4 albums chez Joker éditions). Quelle connaissance as-tu de ce public et quel plaisir te procure l'écriture pour les plus jeunes ?
L'Étang qui rétrécissait, Alph-Art jeunesse à Angoulême en 1997. (Amazon.fr) J'ai évoqué mes souvenirs de lecture de jeunesse, qui me sont probablement utiles pour m'adresser aux enfants. Et puis je conserve toujours un oeil, et cela depuis fort longtemps, sur ce qui se fait pour le jeune public, aussi bien en bd qu'en roman. Je suis d'ailleurs tout aussi attentif aux sorties de la presse, qu'elle soit pour les adultes ou les enfants. J'ai écrit des nouvelles pour Okapi, scénarisé des bd pour la jeunesse dans Djin et Fripounet. J'étais donc un peu rodé lorsque j'ai créé Poulpia et les aventures de Boogy et Rana.
Mis à part quelques mots échangés à l'occasion des festivals, je n'ai guère de contact avec mes jeunes lecteurs. À la suite du vote d'une classe, l'album « L'Étang qui rétrécissait » a obtenu l'Alph-Art jeunesse à Angoulême en 1997, ce qui est déjà un beau cadeau de la part de mon jeune public.
J'ai effectivement beaucoup de plaisir à écrire pour les enfants. J'aime passer d'un genre à l'autre, je l'ai dit, alors là, je suis comblé. Entre Boogy et Rana et Mortepierre, il y a un sacré abîme. Je m'applique cependant de la même façon pour scénariser une bd jeunesse que pour une bd adulte. Ma dernière production pour les jeunes lecteurs, c'est une nouvelle qui est parue dans Pif-Gadget au mois de juin dernier, mais j'ai d'autres projets.

Parlons maintenant de ta première série, Sylve. Dans beaucoup de textes biographiques écrits à ton sujet, on dit de Sylve qu'elle est ta première série à retentissement international. Est-ce exact ? Dans quelle mesure ?
Ma première série à retentissement international ? Bigre, c'est peut-être exagéré un peu, non ? Elle a été publiée par Arboris, un éditeur néerlandais, traduite dans cette langue et en allemand, certes, mais de là à avoir fait le tour du monde... Ou alors je ne sais pas tout. Existerait-il des éditions pirates en Russie ou en Chine ? C'est peu probable, hélas.

- Depuis 1998, on n'entend plus parler de Sylve. La série est morte ? Il n'y a aucune chance de voir de nouveaux tomes sortir ?
La série Sylve semble en effet tout à fait morte. Soleil avait parlé de la ressortir et de la relancer durant un temps, Aouamri a même à l'époque récupéré les originaux qu'il m'avait offerts pour expédier le tout à Toulon, mais il n'y a pas eu de suite à ce projet. Et maintenant qu'Aouamri est bien occupé avec sa Quête... Au départ de Sylve, je voulais faire quelque chose comme G.-J. Arnaud avec sa Compagnie des glaces, une vaste saga qui aurait compté au moins une trentaine d'albums. Il m'aurait fallu un dessinateur plus rapide, plus assidu.
Sous forme de bd, Sylve n'aura sans doute jamais de suite, mais j'ai commencé d'écrire en roman une histoire qui reprend le thème général de Sylve et dans laquelle je reprends certains personnages. Si je parviens à mener ce projet à terme - ce qui est loin d'être gagné -, ceux qui ont lu les aventures de Torg et de Daha ne se sentiront pas tout à fait dépaysés. J'aimerais en faire sept volumes de près de trois cents pages.

Dans Sylve, on dirait que le héros, Torg, doit lutter sans cesse contre la tentation (personnifiée par Alzée dans le tome 2 et par le harem de Bobil dans le tome 3) pour préserver sa monogamie. À la fin du tome 2, Torg abandonne symboliquement Alzée (le jeté de plume), est-ce vraiment par fidélité ou par résignation face à une impasse sexuelle ?
La toute première édition du peuple des racines, en 1990 chez Vaisseau d'Argent Torg est un peu naïf comme on peut l'être à son âge. Il est tiraillé entre la tentation et la fidélité. Il n'en souffre pas vraiment, car c'est à peine s'il se rend compte de sa situation. Il se laisse ballotter par ses désirs, penche tantôt d'un côté, tantôt d'un autre au gré de ses pulsions et des rencontres placées sur son parcours. Il vit sans avoir trop de tabous, ce qui n'est pas plus mal. Agir ainsi conduit toutefois à faire souffrir sa compagne ou son compagnon et, là, c'est assez navrant. Problème épineux sans solution universelle... La plume jetée ? C'est d'autant plus par fidélité que la consommation sexuelle s'avère impossible.

Tes albums sont toujours rigoureusement paginés. 46 ou 48 pages. Ni plus, ni moins, bien souvent. Tu n'as pas envie de t'investir dans un projet moins « cadré » ? Un long one-shot, par exemple.
Si, bien sûr, je rêve d'une plus grande diversité dans la pagination et même en ce qui concerne le format. J'aime le changement dans ce domaine comme dans celui des genres abordés. Dans la vie de tous les jours, en revanche, j'apprécie la monotonie, mais une monotonie remplacée par une autre de temps en temps.
Le tome 2 de La Couronne de foudre comporte près d'une cinquantaine de pages. Il a été entièrement dessiné par Fino, mais ne sortira sans doute jamais sur décision de Soleil. Un petit éditeur a parlé de reprendre la série pour qu'elle soit conclue en trois albums, mais la situation stagne depuis de longs mois. À voir.
Le second tome de Florie, les contes de Mortepierre, qui s'intitulera « La Nuit des chauves-souris » (si l'éditeur, comme pour le premier tome, n'escamote pas le titre), est actuellement réalisé par Verhaeghe et devrait sortir courant 2006. Il comporte 46 pages mais, par la suite, nous envisageons, le dessinateur et moi, de pondre une histoire en deux albums. Un long one-shot ? Je suis tout à fait partant. Un récit érotique ou un western fantastique, à moins que ce ne soit de la SF ou un thriller contemporain. Mais quel éditeur pourrait me faire confiance, quel dessinateur solide n'hésiterait pas à s'embarquer dans un tel projet ?
Puisque nous parlons du nombre de pages, petite anecdote... Lorsque j'ai démarré le scénario du premier Mortepierre, je croyais que c'était pour un album de 46 pages, comme cela se pratiquait au Vaisseau d'Argent. Le scénar quasi terminé, Mourad m'a annoncé que les albums de chez Soleil en faisaient 44, ce à quoi je n'avais pas fait attention. Il m'a donc fallu comprimer le scénario qui, déjà, possédait pas mal de texte. Cela explique en partie le fait que « La Chair et le soufre » offre tant à lire. Aujourd'hui, les albums édités par Soleil comportent en général 46 pages. J'étais donc une sorte de précurseur.

Tes scénarios sont caractérisés par une forte imprévisibilité (la chute de Mortepierre, tome 4, l'attitude amoureuse de Torg dans Sylve). Le lecteur n'arrive pas à anticiper et est souvent dérouté, surpris. Y a-t-il une volonté de ta part de malmener et de surprendre les esprits, à l'intérieur même de genres très codifiés (le médiéval, l'HF) ?
En tant que lecteur, j'aime être désarçonné, me retrouver face à l'imprévisible. Lorsque j'écris, je tente autant que possible de produire le même effet sur les gens qui veulent bien s'intéresser à ma prose. Dans un récit de fiction, quel que soit son support, il n'y a rien de plus ennuyeux que de ne pas avoir de surprises, que d'avoir deviné ce qui va se passer.
J'ai longtemps écrit des nouvelles, exercice qui enseigne l'art de la chute, voire de la contre-chute. Faire voler en éclats les codes des genres trop encadrés est également à mes yeux une manière saine de procéder. C'est peut-être dans Les Traîne-Ténèbres que j'ai usé le plus de l'inattendu, du déconcertant. J'avais beaucoup de plaisir et de facilité à écrire cette série mais, hélas, les lecteurs ne se sont rués que sur le premier album. J'écris en général sans trop savoir où je vais, je me laisse conduire par mes personnages, il n'est donc pas surprenant que l'imprévisibilité parsème mes récits. Mais la vie de tout un chacun n'est-t-elle pas constituée d'une succession d'événements déroutants, petits ou grands ?

À la lecture de plusieurs séries (Mortepierre, Traîne-Ténèbres), on est surpris de la densité et de la richesse des conversations, qui mêlent souvent avec humour rusticité et débordements imaginatifs. Comment crées-tu tes dialogues ? Tu t'aides de dictionnaires ou laisses simplement parler ton imagination ?
J'adore les dictionnaires, j'en ai une sacrée collection. Je possède entre autres des dicos d'ancien français qui me sont bien utiles pour Mortepierre. Ils me donnent les mots et il me reste à trouver les phrases fleuries, amusantes, que certains lecteurs apprécient et d'autres moins. Il m'arrive même d'inventer des mots, comme « burgnoles », qui sont mes valseuses très personnelles. Je travaille beaucoup mes dialogues, peut-être trop parfois, mais ils peuvent aussi me venir sans effort. L'imagination, c'est à coup sûr la seule chose qui m'a été donnée gratuitement au départ, mon quasi unique petit don. Le reste, c'est du travail, rien que du travail.

Parlons maintenant de Mortepierre. 1317-1318. Une année de vie de l'héroïne sépare le premier et le cinquième tome de la série. Florie n'a que 17 ans, mais a déjà de lourdes responsabilités (un enfant). Comptes-tu faire vieillir ton personnage ? À quel régime ?
Mortepierre, tome 5 Florie raconte sa vie, puisque le récit est à la première personne dans les légendes. On peut donc supposer qu'elle est beaucoup plus âgée au moment de cette narration. Si la série doit se poursuivre au-delà du deuxième cycle, si son petit succès continue, j'aimerais en effet montrer une héroïne à un âge plus avancé. Ce vieillissement serait relatif puisque, au Moyen-Âge, la décrépitude arrivait rapidement. Comme dans les pays sous-développés de nos jours, les responsabilités vous tombaient dessus très tôt également. À peine sorti de l'enfance, on se retrouvait soldat... ou monarque.

Pourquoi ce nouveau cycle ? Tous tes lecteurs croyaient la série Mortepierre achevée avec « Le Sceau de l'ogre » qui semblait se terminer par une conclusion.
Alors que j'étais en train de m'acheminer vers la fin du premier cycle, il n'était pas certain que la série se poursuivrait, puisque Aouamri avait décidé de ne plus mettre ses crayons au service de cette histoire. Je me suis contenté de parler du départ de Florie vers Paris et de placer ce flash-back dans les sables du Moyen-Orient avec la présence de Valère pour assurer une éventuelle continuité. Ces germes d'avenir se voulaient discrets car, au cas où il n'y aurait pas de suite à la série, il fallait que le lecteur ait l'impression d'avoir un récit complet. Apparemment, je n'ai pas mal réussi mon coup, d'autant que la série repart de plus belle. Le deuxième cycle a toujours été présent dans mon esprit. J'avais depuis longtemps envisagé de conduire Florie dans la capitale et d'en faire autre chose qu'une simple petite paysanne.

Comment as-tu connu Rafa Garrès ? Comment s'est organisée cette collaboration ?
Rafa Garrès m'a été proposé par Soleil. J'ignore comment ils l'ont déniché. Nous ne nous sommes jamais rencontrés ni même téléphoné, ce qui est assez frustrant. Mon scénario a été traduit et nous correspondions par mails, en anglais, langue que je faisais traduire de mon côté. Pas simple, mais la collaboration s'est malgré tout bien passée. Elle a été sympa et fructueuse. J'espère que nous allons bientôt remettre ça.

Pour lutter contre l'abandon possible des séries en cours, tu as dit vouloir créer des albums indépendants les uns des autres. Ne crains-tu pas qu'avec ce type de schéma scénaristique, les albums perdent d'envergure, de portée, d'enjeux ? Surtout dans un domaine comme l'HF ou le médiéval qui captive par un monde et une quête qui ne se déploient totalement que sur la durée.
C'est là où réside la petite prouesse. Avec mon système, il faut à la fois assumer une continuité et une conclusion. Quelques questions doivent rester en suspens, mais le gros de l'épisode doit être bouclé pour former malgré tout, autant que possible, un récit indépendant. Les lecteurs ne sont pas idiots, ils devinent forcément qu'une suite est à venir, mais j'espère leur donner le sentiment qu'ils ont lu une histoire complète et que, quoi qu'il arrive, ils ne resteront pas abruptement sur leur faim.

Parlons des Traîne-Ténèbres. Au rythme habituel d'un tome par an, la série s'est articulée entre 1999 et 2002. Depuis trois ans, plus rien, à part une intégrale. La série est abandonnée ?
Abandonnée, oui, hélas. Je l'aimais bien, elle me permettait d'insérer beaucoup d'humour et de délire. C'est Soleil et le manque de lecteurs qui en ont décidé ainsi.

Peux-tu nous expliquer ta façon de travailler ?
Le premier volume des Contes de Mortepierre, initialement baptisé L'Homme aux Oreilles Déchirées (Amazon.fr) Je commence toujours par chercher un titre, puis le nom et la fonction de mes principaux personnages. Je ne possède souvent que cela au départ et une vague idée qui peut changer en cours de route. Afin de réduire la fameuse angoisse de la page blanche, je coupe celle-ci en quatre et me mets à écrire à la main le flux plus ou moins désordonné de mon inspiration. Je corrige sans cesse à ce niveau, bricole parfois jusqu'à dix fois la même phrase. C'est un moment où il me faut une intense concentration. Ça me prend en général deux ou trois heures le matin ou en fin d'après-midi. Lorsqu'il y a eu cette mémorable tempête sur la France à la fin de 99, j'étais en train d'écrire. Une demi-douzaine de gros arbres ont été arrachés sous mes fenêtres et je ne me suis rendu compte de rien sur le moment. Après, le texte presque illisible de mes pagettes de brouillon est tapé sur l'ordinateur et, durant cette étape, il m'arrive de modifier à nouveau copieusement. Quelquefois, je pianote directement sur le clavier, sans passer par la phase brouillon, mais c'est assez rare. Je procède ainsi pour tout ce que j'écris.

Pour finir, une question délicate. Considères-tu la BD comme un art et pourquoi ?
Je réponds oui sans une hésitation. Certains dessinateurs réalisent des planches, des illustrations époustouflantes qui mériteraient d'être exposées dans les plus grands musées. Sans doute le seront-elles d'ailleurs un jour. Les dessinateurs dont je parle - Hugo Pratt, par exemple - sont des créateurs avant tout, ils mettent leur immense talent, toute leur âme dans leur travail. Lorsqu'on procède ainsi, on produit obligatoirement de l'art. La majeure partie des bd ne sont toutefois pas de l'art. Elles sont faites pour divertir avant tout, pour être lues comme ces récits produits par les feuilletonistes du passé. Il s'agit là d'une autre fonction, qui est loin d'être négligeable non plus. Et puis, un auteur comme Alexandre Dumas ne fait-il pas aujourd'hui partie des classiques ? Il faut un grand recul pour que l'Art appose son estampille.

Merci Brice Tarvel, pour le temps que tu as consacré à Krinein.
Merci à Krinein, qui accepte si aimablement d'accueillir mes souvenirs, mes réflexions, mes humeurs, mes digressions et mes élucubrations. Et merci par avance aux internautes qui se donneront la peine de les lire, en espérant ne pas trop les décevoir.