9.5/10Mattéo - 1ère époque (1914-1915)

/ Critique - écrit par Maixent, le 10/11/2008
Notre verdict : 9.5/10 - Il faut trancher (Fiche technique)

Un brillant récit sur la guerre mais aussi sur les passions et les déchirements de chacun. Une véritable fresque historique dont on attend la suite avec impatience.

Comme le souligne lui-même l’auteur, traiter de la guerre est un exercice périlleux sur le territoire de la bande dessinée française. En effet, difficile de passer après Tardi qui, de la Commune à la Seconde Guerre Mondiale, s’est approprié une époque que ce soit dans son trait ou dans le choix des situations.
Pour les beaux yeux de Juiette
Pour les beaux
yeux de Juliette
Mais Jean-Pierre Gibrat n’est pas un auteur débutant risquant de sombrer dans le piège du plagiat involontaire et avait déjà prouvé son talent en ce qui concerne la guerre, même si l’action se passait à l’arrière sous fond de Résistance, dans Le Vol du Corbeau. Ici, son héros, Mattéo, personnage à la fois beau, fier et vulnérable comme les aime Gibrat, à la consistance des grands héros romantiques que l’on pourrait comparer à un Adolphe (dans le roman de Benjamin Constant, évidemment, il faut pas tout confondre)

Dans cette première époque (il y en aura quatre), on découvre Mattéo, bel espagnol pauvre mais fier, vivant seul avec sa mère après la mort de son père, braconnier anarchiste disparu en mer. Le récit aurait pu ressembler à un récit de George Sand ou de Pagnol avec un brave fils impétueux amoureux d’une ravissante jeune fille d’un milieu social plus aisé,vêtue de robes somptueuses d’un érotisme troublant, un ami peintre et philosophe, le tout sur fond de campagne brûlée par le soleil si, ailleurs, ils n’avaient pas tué Jaurès.

Deux amis face à la guerre
Deux amis face à la guerre
Dans ce petit village près de Collioure, dominé par la famille de notables du coin pour laquelle quasiment tout le village travaille, l’ordre de mobilisation arrive comme partout en France comme une nouvelle somme toute sans grande importance. L’ami peintre est embrigadé tandis que Mattéo, parce qu’il est étranger, échappe à l’appel. Des sentiments troubles naissent alors en lui, délaissé par Juliette qui lui préfère un ingénieur gradé et aviateur pour qui la guerre ne sera qu’une occasion de plus de briller aux yeux de la belle. Taraudé par la honte de rester en arrière, Mattéo s’engage volontairement pour gagner plus de valeur auprès de Juliette. Il croisera sur le départ son ami Paulin, revenu aveugle. Le récit bascule alors dans l’horreur des tranchées que Gibrat décrit et dessine avec brio, sans doute aidé d’une documentation très détaillée. Chair à canon
Chair à canon

Mattéo entre de plein pied dans l’horreur sans que celle-ci ne soit jamais magnifiée ou amoindrie. Elle est décrite avec minutie et justesse et n’en devient que plus prenante et entêtante.

Gibrat nous offre ici un récit très sérieux, bien loin d’une Pinocchia de ses débuts, mais toujours avec un trait reconnaissable empreint de classicisme sans sombrer dans le style pompier, et conférant aux personnages une force tourmentée en quelques traits bien sentis. Le découpage du récit et le rythme sont extrêmement bien agencés et on y prend autant de plaisir qu’à lire un livre de Céline, la bande dessinée épousant les mêmes qualités littéraires et la même richesse de vocabulaire. Un récit maîtrisé de bout en bout qui séduira durablement les amateurs de grandes fresques historiques, à classer dans le même registre que les Sambre avec plus de réalisme et un travail d’écriture encore plus abouti.