De mal en pis
Bande Dessinée / Critique - écrit par iscarioth, le 15/02/2006 (Tags : robinson vie personnages pages comics lecture alex
A tout niveau, De mal en pis est une véritable mine d'or. Epaisseur du scénario, profondeur des personnages, profusion des idées, intelligence de la mise en cadre et en page... Tout atteint l'excellence.
En observant la couverture de De mal en pis, on devine un ouvrage autobiographique. Le jeune homme à lunettes se trémoussant sur la couverture et Alex Robinson ne doivent être en fait qu'une seule et même personne, un peu à la manière de Craig Thompson et de son Blankets. Eh bien non. En commençant la lecture de De mal en pis, on est surpris de constater que ce n'est pas l'histoire de vie d'un personnage qui nous est racontée, mais de plusieurs. De mal en pis, édité en France en 2004 par la petite maison d'édition Rackham, est en fait la traduction de « BOP », Box Office Poison, un roman graphique épais d'environ six cent page, un ouvrage qui est lui-même la compilation de toute une série de comics écrits par Alex Robinson, ce qui explique le grand nombre d'intertitres que l'on rencontre en parcourant l'album. Que raconte De mal en pis ? Globalement, ce roman graphique parle de la vie post estudiantine d'une poignée de jeunes new-yorkais, milieu des années 1990, qui peinent à trouver la stabilité professionnelle et du logement. Mais par delà l'histoire globale d'un groupe, c'est une multitude d'histoires singulières qui nous sont rapportées.
Richesse de la narration et des personnages
Il n'y a pas un mais plusieurs acteurs principaux. On fait connaissance, dès la couverture, avec Sherman, un jeune homme qui déteste son boulot d'employé dans une librairie et se console de ses frustrations professionnelles en rêvant de devenir écrivain. Son meilleur ami, Ed, cherche à percer dans le monde du comics, n'a aucune confiance en lui et cherche à quitter ses parents, chez qui il vit toujours. Il y a aussi Jane et Stephen, un couple uni qui accueille Sherman en collocation, Irving Flavor, dessinateur de comics raté et spolié. Nous nous arrêterons là puisque dresser une liste exhaustive des individus que l'on rencontre en plus de six cent pages dans De mal en pis est un travail inutilement fastidieux. Il y a de quoi s'étonner, à la lecture de cet ouvrage, de la multitude de personnages secondaires que Robinson fait vivre. Parfois, l'auteur fait un focus sur un personnage anodin, qui n'a pas de rôle important dans le devenir des acteurs principaux, puis revient aux individus qui font le socle du roman sans autre forme d'explication. Impossible de se perdre, cependant, tant chaque personnage s'impose à nous en quelques secondes par son caractère et son aspect. A intervalle régulier, l'acteur principal du récit change. Les personnages principaux se passent le relais mais la narration est toujours neutre, en position d'observation. On apprend à connaître les personnages au fil des discussions et surtout, par leurs expressions faciales et gestuelles. Le récit ne rend compte qu'extrêmement rarement de ce qu'il se passe dans leur tête, par des encadrés ou bulles-nuages, par exemple. D'où la tonalité très filmique et « reportage » de l'album, qui nous fond dans le quotidien et dans un morceau de vie d'individus dont on apprend tout de l'extérieur. De mal en pis fait partie de ces romans graphiques très rares de qualité à la fin desquels on n'a pas l'impression d'avoir parcouru des yeux une aventure mais de s'être transporté dans un autre monde et d'avoir vécu avec les personnages pendant des années.
Une foule de thèmes abordés
On peut dire que De mal en pis est un roman graphique très intimiste. Il explore en profondeur les problèmes posés dans la vie de chacun. L'amitié, l'amour, le couple, la sexualité, l'estime de soi, le devenir professionnel... Une thématique universelle. Parlons tout d'abord du discours sur la réalité du couple. De mal en pis est loin des clichés vieillots du couple qui ne se pose pas de question et qui se jure fidélité jusqu'à la fin des temps. Alex Robinson dévoile le compromis de la vie à deux, la réalité de l'être humain torturé et sexué : « le plus drôle, c'est que t'aurais beau être marié avec la plus belle top model aux longues jambes du monde, et lui faire l'amour quinze fois par jour, tu materais quand même les filles dans la rue ». De mal en pis fait partie de ces rares oeuvres qui cassent l'image sclérosée du couple pour lequel la jalousie et l'infidélité sont des notions demeurant à jamais inconnues. On explore aussi, au travers de vignettes souvent très humoristiques et caricaturales, un autre pan de la vie : la mécanique quotidienne, métro-boulot-dodo. La terreur des patrons qui vous exploitent jusqu'à la moelle et qui jouissent de leur pouvoir mais aussi une vision cauchemardesque des transports en commun, dans lesquels s'expriment toute notre misanthropie. De mal en pis pose aussi le thème de l'amitié, fragile et limitée dans le temps. Un autre sujet est celui de la bande dessinée. La bande dessinée en introspection, la BD qui se pense et qui s'interroge. Un art véritable avec des auteurs, des créateurs ? Une industrie à la productivité impitoyable ? De mal en pis alimente la réflexion sur le neuvième art en ciblant notamment la très faible reconnaissance des auteurs dans le monde des comics américains. De mal en pis touche aussi au sujet ô combien universel de la vieillesse, avec le personnage d'Irving Flavor, un vieil homme aigri qui a toute sa vie derrière lui et qui s'avance vers la mort avec, en tête, l'impression de n'avoir rien été. Les thèmes de l'album sont aussi nombreux que les personnages. Inutile, encore une fois, de chercher à dresser une liste exhaustive. On notera pour finir sur ce point que les références à la culture américaine sont fleuves. Si le lecteur français saura reconnaître quelques noms de chanteurs ou acteurs dont la notoriété a traversé l'océan atlantique, beaucoup d'autres éléments lui resteront obscurs.
Force théâtrale et humoristique
Si les thèmes abordés dans De mal en pis sont parfois graves et correspondent à la vie quotidienne et aux préoccupations de chaque être humain, le ton n'en demeure pas moins très humoristique. Alex Robinson a le sens de la caricature et il sait déformer le visage de ses personnages de façon cartoonesque. L'auteur maîtrise aussi très bien la théâtralité. Il sait générer l'excitation chez le lecteur en jouant sur les arrivées et départs des personnages ainsi que sur la truculence des dialogues. Les lecteurs de De mal en pis se souviendront longtemps de la scène de dispute généralisée avant l'arrivée de la concierge Tweed. L'accent est mis sur l'échange verbal, sur les mots et sur les expressions faciales, d'où la faible importance accordée aux décors.
Structure et narration, graphisme et mise en page
De mal en pis est un roman graphique à la fois fluide dans sa rythmique et novateur dans ses choix narratifs. Exemple d'originalité, ces petits interludes qui parsèment l'album, lors desquels une question est posée à différents personnages, qui y répondent chacun dans leur vignette. On remarque aussi l'incrustation de textes dactylographiés sur quelques pages de l'album, des textes qui s'insèrent à des moments judicieusement choisis, où le rythme n'est pas trop soutenu, ce qui permet de ne pas casser la lecture. On pourrait croire que l'absence d'intrigue véritable (c'est-à-dire fondée sur le traditionnel « situation initiale - élément perturbateur - péripéties - élément de résolution ») ajoutée à une pagination extrêmement épaisse génère une redondance et une lourde linéarité. Il n'en est rien. De mal en pis s'illustre par sa capacité à générer un suspense, notamment grâce à son incessant système de croisement. Comme on l'a dit plus haut, les différentes histoires des différents personnages s'expriment de façon entremêlée, alternée. Il n'est pas rare de quitter un personnage pour un autre à un moment crucial. Alex Robinson fait preuve d'une grande créativité dans l'organisation de ses planches. L'auteur fait de la place à la caricature, à l'onirisme, aux débordements fantasmatiques. Narrativement, De mal en pis est le genre d'album qui exploite tout le potentiel narratif du support BD. L'alliance entre la transmission écrite et dessinée, entre la pensée et le visuel, entre le dicible et l'indicible... Quant au dessin proprement dit, il allie deux types de noir et blanc : le monochrome, avec de petites touches blanches comme relief sur de grands aplats noirs (à la manière du maître du genre français Comès) et le travail sur la trame linéaire et autres effets en hachure.
A tout niveau, De mal en pis est une véritable mine d'or. Epaisseur du scénario, profondeur des personnages, profusion des idées, intelligence de la mise en cadre et en page... Tout atteint l'excellence. Un roman graphique à ranger aux cotés de Blankets de Craig Thompson et de Strip Tease de Joe Matt.