8/10Lefranc - Tome 20 - Noël Noir

/ Critique - écrit par riffhifi, le 16/10/2009
Notre verdict : 8/10 - Les Ch’tis font du ski (Fiche technique)

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Les héros de Jacques Martin ne sont pas nécessairement condamnés à la production massive en provenance d'auteurs blasés et à destination d'acheteurs privés de goût par leur nostalgie. Pour preuve, cet excellent cru de Lefranc, conte de Noël amer, poignant et humaniste.

Créé il y a 57 ans, Lefranc a vécu plusieurs grosses interruptions de production qui l'amènent à ne connaître aujourd'hui que son vingtième tome. Bien entendu, les détracteurs de la bande dessinée franco-belge "à la Jacques Martin" estimeront que vingt albums sont largement suffisants pour encombrer les rayons des librairies... Les amateurs, quant à eux, ont eu la déconvenue de se fader l'an dernier un tome paresseux et farci de clichés qui donnait aussi peu d'espoir pour cette série que pour sa cousine Alix (oui, Alix est un homme, mais on parle de la série, qui est un mot féminin... et puis bon, les personnages de Jacques Martin, avec leurs cheveux blonds, leurs tétons souvent à l'air et leurs potes juvéniles, ont largement suscité les interrogations des lecteurs). Pour ce nouvel opus, le dessin
passe pour la première fois aux mains de Régric (alias Frédéric Legrain, déjà à l'œuvre sur les Voyages de Lefranc consacrés à l'aviation), et le scénario revient à Michel Jacquemart (1), qui avait signé celui du tome 17, Le maître de l'atome. La couverture est accrocheuse, présentant une figure féminine et promettant un max d'action ; le titre Noël Noir couplé à une sortie début octobre permet de préparer le terrain pour de belles ventes en décembre ; et le fait de situer le récit dans le Nord, accent ch'timi à l'appui, semble surfer sur la popularité dont bénéficie la région depuis le triomphe du film de Dany Boon l'an dernier. Alors, un album commercial de plus, expédié entre la poire et le fromage par des auteurs planqués ? Loin de là.

Nous sommes en décembre 1955, car Guy Lefranc ne fait pas partie de ces personnages qui restent jeunes durant soixante ans : ses aventures se déroulent toutes au cours des années 50 (ce qui est heureux, car son arrivée dans les années 2000 aurait obligé à le rebaptiser Guy Leuro). En bisbille avec le rédacteur en chef du Globe, il obtient néanmoins de couvrir un fait divers terrible : quelque part entre Lens et Marchiennes, une équipe de mineurs est coincée dans une galerie suite à un éboulement. N'écoutant que son courage (il n'a pas d'Ipod, nous sommes en 1955), Lefranc descend avec les sauveteurs pour tenter de sauver les malheureux. Il ignore qu'il met le pied dans un drame humain qui dépasse le cadre (déjà compliqué) de la condition des mineurs.

Les connaisseurs de ce type de littérature retrouveront un vice fréquent, poussé ici à un point extrême : la note de bas de page. Rares sont les planches qui n'en comportent pas, et les plus fournies vont jusqu'à en compter 6 ! Certaines renvoient à un tome précédent (généralement Le maître de l'atome, sans que la référence soit indispensable à la compréhension), et la plupart éclairent le lecteur sur un point historique, culturel, physique ou culinaire. Ce côté encyclopédique, dont la régularité peut agacer, ne constitue pas pour autant un obstacle à la bonne
progression du récit, qui ne se contente pas d'être un prétexte à une accumulation pédagogique de définitions. Jacquemart, prenant comme point de départ un postulat plein de suspense et ancré dans une réalité historique forte (demandez à Emile Zola ce qu'il en pense), ne s'arrête pas en si bon chemin : étoffant progressivement la narration, il bâtit une intrigue aussi poignante que bien pensée, reposant sur des personnages complexes et évitant le manichéisme. Le dessin de Régric va lui aussi dans cette direction, préférant la finesse de trait des premiers albums à la ligne claire délibérément plus simpliste que pratiquaient André Taymans et Erwin Drèze dans les derniers. Les scènes diurnes manquent de relief, mais l'essentiel de l'album ayant lieu dans les mines, on est embarqué par le climat d'angoisse et les couleurs sombres mais lisibles de Lola Irala Marin. Le soin apporté à l'ensemble est si appréciable, qu'on pardonne sans peine les quelques rares bourdes techniques (les "urgenges" de la page 14, les didascalies partiellement illisibles de la page 41). La mise en page, bien que rompue aux codes de cette famille de bande dessinée, s'autorise quelques plans larges qui donnent efficacement aux scènes d'action ou de catastrophe toute leur mesure.

Une lecture dense, classique mais riche en surprises, académique sans être figée, humaniste sans être mièvre : Noël Noir vient rappeler que le label Jacques Martin n'est pas voué à fournir de la BD au kilomètre, mais également que l'éclosion de bons opus dépend du choix des gens qui travaillent dessus...


(1) Jacquemart ou Jaquemart : Automate qui frappe sur le timbre ou la cloche de certaines horloges monumentales. Se dit également d'un scénariste de bande dessinée qui, n'ayant rien d'un automate ni d'une cloche, frappe de son sceau une œuvre monumentale à laquelle il adjoint une intrigue à la précision d'horlogerie.