7.5/10Le Décalogue

/ Critique - écrit par iscarioth, le 18/03/2005
Notre verdict : 7.5/10 - La grande Fresque du Neuvième Art ? (Fiche technique)

Le Décalogue présente une série d'albums qui sont toujours au moins d'un niveau correct. Le concept de l'oeuvre révèle de nouvelles perspectives narratives, scénaristiques et de découpage, pour la bande dessinée. Peut-être l'invention d'un genre.

Cette critique du Décalogue s'articule en trois points bien distincts : une présentation de la série, des critiques au cas par cas de chaque album et enfin une vue d'ensemble sur l'oeuvre.

Présentation

Le Décalogue est une grande fiction à caractère historique, philosophique et religieux. Son initiateur est Frank Giroud, scénariste assez connu dans le petit monde de la bande dessinée franco-belge. Les premières idées du Décalogue arrivent dans la tête de Giroud en 1996. Ce dernier cherche un compromis entre la série et le one-shot. « Je connais les deux tendances puisque je travaille chez Aire Libre d'une part et d'autre part j'ai eu de longues séries comme Louis La Guigne et maintenant Louis Ferchot » explique l'auteur. Peu à peu, Le Décalogue émerge dans l'esprit du scénariste. Il s'agira d'une série de dix one-shot, tous très indépendants les uns vis-à-vis des autres mais aussi tous reliés entre eux par un livre : le Nahik, qui renferme notamment ce qui semble être dix commandements. Le projet emballe beaucoup Jacques Glénat. « Dès le départ, il s'est investi personnellement dans le Décalogue, suggérant des noms de dessinateurs et pesant de tout son poids pour «dégager» des auteurs coincés par un programme trop chargé » rapporte Giroud. La même semaine, le célèbre producteur a d'ailleurs accueilli un autre projet, jugé similaire : Le Triangle Secret de Convard. Beaucoup ont glosé à propos de ce hasard en allant jusqu'à crier au coup marketing, commercial. En fait, les deux séries n'ont rien en commun si ce n'est leur éditeur et, vaguement, le thème religieux. Les dix tomes du Décalogue sont sortis à des intervalles réguliers, par deux, entre 2001 et 2003. Jusqu'à ce jour, une seule entreprise véritablement similaire au Décalogue est apparue. Il s'agit de Pandora Box, publié chez Dupuis. Il faut l'avouer, Le Décalogue représente une entreprise extrêmement novatrice dans le monde de la Bande Dessinée. On entrevoit par là une autre manière d'exploiter les potentialités scénaristiques et structurelles du neuvième art. La grande originalité du Décalogue, c'est qu'il peut être lu tant déchronologiquement (du tome 1 à 10) que chronologiquement (10 à 1) ou même dans le désordre complet. Le Nahik est un livre qui se transmet souvent de famille en famille, de génération en génération. D'où l'utilité du double sens de lecture : on peut lire le Décalogue des parents aux enfants ou des enfants aux parents. Le lecteur est omniscient. Il est projeté à toutes les époques et découvre tous les personnages dont la vie a eu un rapport plus ou moins direct avec Nahik. Les cinéphiles découvrant cette série BD penseront forcément à l'entreprise du réalisateur polonais Kieslowski qui, fin des années quatre-vingt, réalisa un décalogue télévisuel. Même si la ressemblance des deux entreprises est frappante, Giroud s'est toujours défendu de cette influence.
Le scénariste va mêler, au travers de la plupart des albums de son Décalogue, histoire et polémiques. Il dénonce l'intégrisme musulman dans le tome 2, la collaboration vaticane dans le tome 4 et le génocide arménien dans le tome 5. Le support BD lui permet d'exprimer son point de vue sur ces différents sujets brûlants sans craindre la polémique (le genre n'étant pas très médiatisé). Les dix albums sont réalisés sur un temps record de deux ans. La rapidité des publications est permise par la multiplicité des auteurs. On note, par ordre "d'apparition" : Joseph Béhé, Giulio de Vita, Jean-François Charles, TBC, Bruno Rocco, Alain Mounier, Paul Gillon, Lucien Rollin, Michel Faure et enfin, Franz Drappier.

Tome 1 - Le Manuscrit - Dessin et couleurs de Béhé

Résumé : Simon Broemecke travaille chez Norman Publishing : repérages et traductions. Il n'a jamais réussi à finir un roman et la femme qu'il aime le repousse. La découverte d'un manuscrit intitulé « Nahik » va bouleverser sa petite vie...

Le Manuscrit, Dessin et couleurs de Béhé Critique : Dès le premier tome, on pressent la qualité scénaristique globale de la saga. La narration est fluide, sans facilités ni linéarités. Le lecteur est captivé par l'intrigue de ce premier opus qui relève du genre policier. Il lui faut peu de temps pour s'attacher au personnage central. La descente aux enfers connue par celui-ci est impressionnante de tension et de suspense. Le dessin de Béhé colle très bien au scénario de Giroud. Les deux compères se sont rendus sur les lieux de l'action, à Glasgow, pour effectuer un repérage et pour mieux s'imbiber du récit. Et on y croit ! Joseph Béhé a pris de nombreuses photos de Glasgow et s'est beaucoup servi de modèles. En plus d'être documenté, son dessin puise le meilleur des nouvelles technologies. « L'appareil photo numérique permet de nombreuses utilisations. J'ai aussi des logiciels de 3D qui me permettent de fabriquer des décors, des maisons, des intérieurs. J'importe des modèles de voitures sur Internet. Je les incorpore dans les photos, dans mes décors et j'imprime ce montage. » Loin de "déshumaniser" son trait, l'apport de l'ordinateur permet au dessinateur de réaliser un travail beaucoup plus fouillé et stylisé. Il y a eu scission. Ceux qui connaissent Béhé, alias Joseph Griesmar, le savent. Le dessinateur a totalement abandonné sa méthode de travail postérieure, plus traditionnelle. « Ca m'a dégagé de plein de contraintes. J'ai pu recommencer trois, quatre, cinq fois des cases qui ne me plaisaient pas. J'ai pu aller plus loin » témoigne Béhé dans une interview donnée à BdParadisio. Il ne faut pas croire que l'ensemble est terne car réaliste. Le style est là. L'ambiance est soutenue par des tons bruns, orangés. La plupart des cases sont assombries car « tachées », ce qui renforce l'atmosphère pesante et prenante du récit. Le découpage est l'un des autres points forts de ce premier tome. Rarement un scénario aussi fourni aura été mis en page avec autant de clarté. Les lecteurs de Double Je et autres initiés au dessin de Béhé pourront constater les grands progrès de l'artiste. Le Manuscrit est peut-être le premier sommet de sa carrière.

Tome 2 - La Fatwa - Dessin de De Vita, couleurs de Patricia Faucon

Résumé : Merwan est un jeune musulman. Il est en désaccord avec son amie Aline qui ne supporte pas son machisme. Le jeune beur est, depuis peu, pris dans le militantisme intégriste. Un jour, dans un train, il croise l'écrivain Halid Riza, dont la tête est mise à prix par une association fondamentaliste iranienne à deux millions de dollars. Merwann décide de le tuer.

La Fatwa, Dessin de De Vita, Couleurs de Patricia Faucon Critique : Giulio De Vita est un dessinateur italien très peu connu en France. C'est lui qui s'est proposé à Giroud, à une époque où le scénariste cherchait encore quelques partenaires pour la réalisation des deux albums restés sans dessinateurs. A la différence de Béhé, De Vita est un dessinateur qui utilise peu l'ordinateur : « Pour le dessin, c'est rigoureusement toujours feuille, crayon, pinceau, plume... ». Les seuls effets rajoutés à l'ordinateur sont les typographies. C'est l'un des points noirs de ce deuxième tome. Visiblement, De Vita n'a pas bien maîtrisé ces effets. Bien souvent, les titres de journaux ou écritures ne collent pas avec le plis du papier et sont en décalage avec le contour épais du livre ou magazine tracé à la plume. Pour le reste, le niveau atteint est bon. La Fatwa est une bande dessinée lisible, épurée. On sent un dessinateur suffisamment documenté et expérimenté. Il faut savoir que De Vita a déjà oeuvré pour la publicité, le dessin animé et travaillé sur quelques bandes dessinées avant de s'attaquer à cette BD. Le sujet abordé dans La Fatwa est principalement celui de l'intégrisme musulman. Un sujet brûlant traité avec beaucoup de hardiesse et de nuance. En seulement 54 pages, de nombreux thèmes graves sont abordés, sans jamais être sous-traités : les réseaux intégristes mais aussi la religion musulmane, la domination de la femme par l'homme, les discriminations raciales, le rejet des harkis par la république française... L'album montre une fracture entre les musulmans à la recherche de la vérité, soucieux d'établir une cohérence théologique et les fondamentalistes qui utilisent les textes pour mieux asseoir leur pouvoir et affirmer leurs volontés. Même sans s'y connaître en religion, même sans être au courant du fonctionnement des organisations fondamentalistes, on prend beaucoup de plaisir à lire La Fatwa. La discussion entre Merwann et Halid, au début de l'album, est des plus enrichissantes et captivantes. Ce deuxième tome suscite en nous beaucoup d'interrogations sur les religions et leurs contradictions, sur le caractère hégémonique et barbare de certains écrits qui servent encore aujourd'hui d'exemple. Sans aucun doute, le huis clos opposant Merwann et Halid dans l'Orient Express, pendant une quinzaine de pages, représente l'un des moments les plus forts de la série. « Ce qui m'a intéressé, justement, c'est de suivre les changements qui vont s'opérer en lui [Merwann]. Au contact d'Halid Riza, un croyant humaniste qui connaît le Coran bien mieux que lui et l'aborde d'une façon beaucoup plus intelligente. Il va s'ouvrir à plus d'émotion, plus de réflexion et plus de tolérance » déclare Giroud dans une interview.

Tome 3 - Le Météore - Dessin et couleurs de J.F. Charles

Résumé : Nous sommes en 1958, quelque part en Grèce. Un groupe de scientifiques tente de rejoindre un monastère où doit être découvert Nahik. Dans la course, un psychopathe qui défigure le visage de ses victimes.

Le Météore, Dessin et Couleurs de J.F. Charles Critique : Le Météore est un policier très classique, donc assez prévisible. L'intrigue s'inscrit dans les grands pans du genre avec fausses pistes nombreuses et révélations explicatives tonitruantes dans les dernières pages. Giroud réussit tout de même à faire regarder le lecteur dans la mauvaise direction pendant un gros temps de lecture. Le récit s'inscrit dans la même "recette" que pas mal de classiques hitchcockiens : six personnes, un assassin. Lequel d'entre eux est le fameux psychopathe ? Le regard du lecteur va se poser tour à tour sur tous les personnages. Tous ont quelque chose de trop guilleret ou de trop ascète pour être insoupçonnable. Le ton emprunté est différent de celui observé dans les deux premiers opus. Le récit se concentre moins sur les rapports humains et est tout entier voué à la progression de l'intrigue policière. Les dialogues sont souvent amenés dans le but d'orienter le lecteur dans ses soupçons, sur l'identité du meurtrier. « Je me suis beaucoup amusé à mettre en images l'ambiguïté perfide du scénario de Frank Giroud, à faire en sorte qu'un doute plane constamment sur chacun des protagonistes » avoue Charles. Dès les premières pages, le lecteur doit faire face à une multitude de personnages. Il lui faudra du temps pour réussir à les mémoriser et à les intégrer dans le récit, ce qui peut être assez frustrant. Le Météore diverge des deux premiers tomes aussi dans le sens où il colle fort au commandement qu'il illustre : « Tu n'attribueras aucune image à ton Dieu ». Dans Le Manuscrit ou La Fatwa, l'affiliation du commandement au récit était moins franche. Charles, le dessinateur, s'en sort très bien. Son style colle bien au récit, dans le sens où l'on a bien l'impression d'être dans les années cinquante. Il faut dire que Jean-François Charles a de l'expérience. Depuis 1991, il réalise avec Jean Dufaux la série Fox, qui se déroule dans les années cinquante. Le dessinateur réussit bien ses décors et paysages. « Bien que la fin du récit se déroule à l'intérieur de Hagios Manolis, les trois quarts de l'action se passent en pleine nature, dans un paysage accidenté que je considérais intéressant à dessiner » révèle-t-il dans une interview. Comme Béhé pour l'Ecosse, Charles est allé sur les lieux de l'action, en Thessalie, pour s'imprégner de son récit.

Tome 4 - Le Serment - Dessin de TBC, couleurs de Patricia Faucon

Résumé : Nous sommes à Rome, en 1946. Le père Davor Stimac protège au Vatican un criminel de guerre, qui se trouve être aussi un ami d'enfance et le mari de sa soeur : Vilko Topic.

Le Serment, Dessin de TBC, Couleurs de Patricia Faucon Critique : Encore un épisode au scénario incroyablement bien ficelé, qui vous abassourdira. TBC, dessinateur slovène, est le coéquipier de Giroud pour ce tome qui met essentiellement en scène des personnages croates. Sans verser dans le passéisme graphique, TBC, ancien élève de l'Académie des Arts de Ljubljana, sait nous faire plonger dans les souillures de l'après-guerre. Son style, assez épuré, n'est pas, contrairement à celui d'un Moebius ou d'un Bilal, modelé au trait croisé ou pointillé. Pourtant, les visages des protagonistes ont beaucoup de force, on a besoin de très peu de temps pour bien les reconnaître. L'angoisse n'est pas non plus générée par les couleurs, qui sont plutôt douces, pastelles. La mise en cadre et le découpage sont de facture classique mais efficaces. Le climax est atteint dans les toutes dernières pages pendant lesquelles on saisit tout l'impact et la poésie de la page de garde. On a ici, dans le scénario de Giroud, un entremêlement entre histoire collective et histoire individuelle. Le destin d'un groupe d'amis, aux positions politiques divergentes, va être brisé par la seconde guerre mondiale. Pour commencer, on peut dire que Giroud évite tout manichéisme dans les rapports de vaincus à vainqueurs, n'oubliant pas de souligner l'injustice d'après-guerre dans les deux camps. Le Serment revisite certaines pages de l'avant et surtout de l'après-guerre : la guerre civile espagnole, les populations apatrides ou déportées, la formation des deux blocs, les lendemains qui chantent... Des sujets plus "controversés" sont aussi abordés : l'abandon de la poursuite des criminels de guerre par les américains pour se centrer sur le combat anti-communiste, le rôle du Vatican dans l'exfiltration des criminels de guerre... On sent bien le thème de l'ironie du sort : les personnages en place auraient pu évoluer d'une toute autre manière, s'il n'y avait pas eu ce grand drame humain. La mélancolie, très présente dans cet opus, est incarnée par le personnage de Davor Stimac qui, déchiré par des émotions contradictoires, se réfugie dans l'austérité d'une vie religieuse pour fuir un amour impossible. Et le Nahik dans tout ça ? Il apparaît en filigrane. Ce quatrième volume est peut-être celui dans lequel Nahik tient son rôle le plus mineur. Sa présence est anecdotique, même si, en ayant lu les précédents tomes, on sait que le livre sacré porte malheur. C'est surtout l'après-guerre qui est au centre de cette « tragédie ». Une entreprise qui est, s'il on en croit TBC, encore trop rare : « Je crois que la période juste après la Deuxième Guerre mondiale est relativement peu exploitée dans la création et c'est dommage. Il y a beaucoup de matières à raconter, des situations politiques obscures, des marchandages géostratégiques, des cliquetis et menaces d'armes, et avant tout, beaucoup de traumatismes et de destins tragiques ». On saisit mieux la place de Nahik en lisant le tome cinq, avec lequel la filiation temporelle et humaine est franche.

Tome 5 - Le Vengeur - Dessin de Rocco, couleurs de Patricia Faucon

Résumé : Missak Zakarian, pour venger sa famille et son peuple, tente d'approcher Selim Gunneï, l'un des bourreaux turcs. Son désir de vengeance va être ébranlé par le doute et par Ayla, la fille du vieux criminel.

Le Vengeur, Dessin de Rocco, Couleurs de Patricia Faucon Critique : Alors que les trois premiers tomes étaient tous très indépendants les uns vis-à-vis des autres, les tomes 4 à 5 sont très liés entre eux. On comprend, en lisant le tome 5, les origines de l'un des protagonistes du tome 4. Le lien humain entre deux épisodes est apparent pour la première fois. Le Vengeur évoque une période sensible de l'histoire du monde, encore trop peu souvent abordée : le génocide arménien et sa reconnaissance (c'est bien simple, en BD, le Décalogue est la seule oeuvre encore publiée qui traite du sujet). Ce cinquième tome révèle encore une riche et douloureuse expérience humaine. Après avoir évoqué la seconde guerre mondiale et ses conséquences dans le tome 4, Giroud nous plonge ici dans le premier séisme mondial, en se centrant sur le peuple arménien, écrasé par le joug turc. L'après-guerre en Allemagne est aussi évoqué. On observe les fractures sociales. Alors que l'aristocratie se complaît dans les fastes, le peuple, non loin de là, connaît la misère, à chaque coin de rue. Avec un peu d'attention, on peut remarquer, sur les murs, les débuts de la poussée du parti national-socialiste. Ce tome souligne la grande ironie de l'histoire du vingtième siècle : les fils de ceux qui ont combattu pendant le premier conflit mondial sont aussi ceux qui mourront lors du deuxième cataclysme, quelques vingt années plus tard... Le Vengeur, accompagnant le commandement « Tu pardonneras à tes ennemis », aborde le thème du pardon, mais aussi celui de la puissance de l'amour. Bruno Rocco est l'un des fidèles de chez Glénat. Il a travaillé avec Makyo sur deux séries : A.D.N. et Le Jeu du Pourpre. C'est Makyo, son scénariste, qui l'a mis en contact avec Giroud pour travailler sur le Décalogue. Le dessin de Rocco atteint un niveau plus que respectable. On sent un travail documenté, avec une impressionnante restitution du Berlin des années vingt.

Tome 6 - L'échange - Dessin de Mounier, couleurs de Patricia Faucon

Résumé : « Tu honoreras ton père et ta mère ». C'est le commandement qu'illustre ce sixième tome, qui met en scène Alice, jeune femme de vingt ans, face à son père, un bourgeois arrogant et à sa mère, une alcoolique.

L'échange, Dessin de Mounier, Couleurs de Patricia Faucon Critique : Après être remontés dans l'arbre généalogique de Safet, du tome 4 au tome 5, on apprend ce qui est arrivé aux parents de Missak Zakarian, du tome 5 au tome 6. Ce sixième tome aborde le début du vingtième siècle à New York, haut lieu de l'émigration. Deux familles d'Egypte s'embarquent pour l'Amérique, avec des yeux pleins d'espoir. Un épisode de l'histoire du monde déjà puissamment abordé par le chef d'oeuvre d'Elia Kazan, America, America. Ici, la trame est plutôt policière. Il s'agira, au fil de l'album, de percer avec Alice le secret de ses origines. On est dans une histoire type d'intrigue familiale, sans réelle surprise. Giroud reprend à son compte la classique histoire de la riche famille prenant sous son aile un enfant promis à la misère. L'intrigue colle cependant très bien au commandement en question. Du début à la fin de l'album, le rapport entre Alice et la tromperie de ses parents est un fil conducteur. Nahik est encore ici abordé comme un livre maudit. C'est lui qui va unir, pour le pire, deux familles, sur un bateau en partance pour l'Amérique et c'est lui qui, vingt ans plus tard, va faire basculer l'existence du personnage central. Techniquement, ce sixième opus s'inscrit dans la droite lignée de ce qui a été fait jusque là. Encore une fois, on est face à une oeuvre documentée, qui nous plonge véritablement dans l'époque abordée. Le New York du début du siècle, en pleine effervescence, est brillamment abordé, au niveau architectural mais aussi à un niveau social. Les bas-fonds, la misère, la crasse : la dure réalité du Nouveau Monde pour une bonne frange de la population. Et en face, un American Dream aristocratique et arrogant, totalement en dehors des réalités. Cet aspect mis à part, ce sixième tome manque un peu de charme. L'intrigue de cet Echange est tout à fait fade car trop prévisible et, en plus de cela, les personnages ne se révèlent pas très attachants, sans réelle profondeur. Sans manquer de caractère, le visage des protagonistes n'est pas suffisamment accrocheur. Le dessinateur Alain Mounier a déjà travaillé pour Bernard Werber (Exit) et pour Rudolphe (Dock 21), lorsqu'il se consacre au Décalogue. Son dessin pour L'Echange atteint un niveau correct, digne d'un dessinateur expérimenté, mais manque de manière, de style pour éviter la fadeur. Dans une interview donnée à Vecu, Mounier raconte : « Je suis resté dans un style classique mais j'ai dû moduler mon dessin en fonction des deux univers représentés dans l'album. Il fallait que graphiquement on voit la différence. J'ai donc utilisé un trait propre et épuré pour le milieu bourgeois et un trait saturé, haché et noirci pour le milieu populaire ».

Tome 7 - Les Conjurés - Dessin de Gillon, couleurs de Marie-Paule Alluard

Résumé : France, début des années 1820. La colère gronde dans les rues de Paris. Sur les cendres de l'Empire est venue germer la Restauration. Louis XVIII incarne le retour au pouvoir de la monarchie. Mais les idées républicaines ont germé et la révolution ne s'efface pas dans les coeurs. Hortense Fleury, jeune bourgeoise, tombe sous le charme d'un révolutionnaire de la Charbonnerie nommé Vitrac.

Les Conjurés, Dessin de Gillon, Couleurs de Marie-Paule Alluard Critique : En parcourant les dix premières pages des Conjurés, on tombe sous le coup de l'évidence. Encore une fois, Giroud nous offre un one-shot très profondément ancré dans l'histoire de France. Nous sommes en 1822, année pendant laquelle, une première fois, le peuple d'Europe s'embrase dans la fougue nationaliste et libérale. En ces temps troublés, c'est, en France comme en Italie, la Charbonnerie qui mène secrètement l'agitation. C'est dans ce milieu politique et révolutionnaire que nous plonge le tome 7. Giroud a pris soin d'éviter les démarches explicatives trop lourdes. Il a su expliquer, au travers de son scénario, aux non-initiés de cette période de l'histoire de France quelle était la situation. Les dialogues d'exposition passent bien, ils sont plus finement amenés que dans Louis La Guigne, la fameuse série du scénariste, qui possède elle aussi un gros fond historique. Comme avec le tome 3, Giroud, s'il ne parvient pas franchement à nous abassourdir, arrive tout de même à nous piéger. Les Conjurés est un album basé presque tout entièrement sur une fausse piste. Son intrigue mêle histoire d'amour, histoire de famille, histoire policière et histoire tout court. Pour la première fois, un album du Décalogue vient éclaircir l'intrigue globale plutôt que de la compliquer encore. On comprend beaucoup de choses : pourquoi ne reste-t-il plus qu'un seul exemplaire de Nahik ? Que viennent faire les célèbres Brunet et Lesseps dans cette histoire de Décalogue ? Romantisme, égyptomanie, libéralisme naissant... Les Conjurés nous plonge vraiment dans ce 19ème siècle ! Le dessin de Gillon passe très bien. Son trait, fin, fait un excellent mariage avec le pinceau de Alluard. Sans hachures, sans fioritures, avec un coup de plume sûr et sans accrocs, le dessin de Gillon est plutôt léger. Sans être sous traités, les décors ne prennent pas une place primordiale dans ce septième tome, contrairement à l'album 6. On a souvent affaire à des plans serrés sur un groupe de personnages. La mise en couleur, signée Marie-Paule Alluard, est très remarquable. C'est l'une des meilleures sur l'ensemble de la série. Les tons choisis sont bien sentis et transmettent au lecteur une réelle ambiance.

Tome 8 - Nahik - Dessin de Rollin, couleurs de Jean-Jacques Chagnaud

Résumé : 1813. L'empire napoléonien vacille. Ninon Fleury rejoint son frère, Hector, un célèbre écrivain dans sa propriété privé. La jeune femme s'y rend aussi avec à l'esprit l'envie de s'occuper de son frère Eugène, ex capitaine d'armée revenu fou d'Egypte.

Nahik, Dessin de Rollin, Couleurs de Jean-Jacques Chagnaud Critique : Le tome 8 est l'album central. Tout d'abord, son titre, Nahik, est celui du livre que l'on rencontre dans chacun des sept premiers tomes du Décalogue. On découvre ici la genèse de ce roman qui a traversé les âges et l'on comprend, à la découverte de cette intrigue policière et familiale, la tortueuse histoire de « Alan D. », auteur "présumé" du fameux roman. S'il ne devait rester qu'un seul volume, ce serait ce tome 8. Giroud explique brièvement pourquoi en insérant page 2 de ce tome une note explicative. « Ce huitième tome est en réalité le point de départ de toute la saga. Volume unique dans un premier temps ("one-shot" comme on dit dans le métier), il ne devait que bien plus tard enfanter les nombreux rejetons qui constituent aujourd'hui Le Décalogue ». Les premières bribes du Décalogue sont en effet apparues dans l'esprit de Giroud après que celui-ci eut pris connaissance d'un aspect intriguant de la vie de Victor Hugo. Le célèbre écrivain avait un frère atteint de démence. Dans une interview donnée à BdParadisio, Giroud raconte : « J'avais lu quelque part une anecdote concernant Victor Hugo et ses frères. Je ne savais pas que Victor Hugo avait des frères et qui plus est, qu'il avait des frères écrivains. L'un d'eux était fou. Et ça m'intéressait, ce rapport entre un écrivain et un fou qui ont cohabité pendant un certain temps ». C'est donc a partir de la découverte de cette anecdote qu'est né le tout premier opus du Décalogue, ce tome 8. Les dessins de Rollin et les couleurs de Chagnaud soutiennent bien un scénario inquiétant, visant le suspense. Un scénario d'ailleurs construit sur des bases somme toute classiques : accumulation d'arguments contradictoires, révélation finale. Mais même si l'album est basé sur une intrigue policière d'ossature classique, les origines du mythe de Nahik sont bien pensées, surprenantes. On ne regrette pas d'avoir attendu patiemment sept albums pour comprendre cette genèse de qualité. Loin de tout révéler au lecteur, ce tome 8 suscite en lui de nouvelles questions. Après avoir lu cet album, le lecteur est très impatient de découvrir les deux derniers opus et de percer définitivement les mystères de « l'omoplate ». Comme avec les précédents tomes, on a affaire à un dessin très classique mais bien senti, travaillé et documenté. Le scénario aborde le thème du milieu psychiatrique au début du 19ème siècle. L'heure en est encore aux premiers théoriciens et aux asiles crasseux. La colorisation de Chagnaud, très empreinte de tons froids, est irréprochable. En se renseignant un peu sur ce coloriste, on découvre un CV impressionnant. Chagnaud a travaillé sur des dizaines de séries BD toutes plus prestigieuses les unes que les autres : Zoulouland, le Roman de Malemort, Achille Talon, pour ne citer que ceux là.

Tome 9 - Le Papyrus de Kôm-Ombo - Dessin et couleurs de Faure

Résumé : 1798. Nous sommes en pleine campagne égyptienne. Le capitaine Eugène Nadal fait connaissance avec Fernand Desnouettes. Les deux bonshommes vont partir à la recherche d'un mystérieux sanctuaire dans lequel se seraient réfugiés dans un temps passé les adeptes d'un culte étrange dérivé de l'Islam.

Le Papyrus de Kôm-Ombo, Dessin et Couleurs de Faure Critique : Nous sommes en pleine fiction historique. On peut même dire en pleine fiction biographique. Après Brunet, après Lesseps, c'est à Fernand Desnouettes d'être replacé dans l'histoire par Giroud. En ouvrant l'album, on constate la présence d'une généalogie récapitulant le chemin effectué par Nahik, les brouillons de Desnouettes et le Manuscrit. Le lecteur peut alors effectuer un travail de remémoration et comprendre les liens familiaux qui lui ont échappés jusqu'alors. Une généalogie qui remet de l'ordre dans l'esprit des lecteurs pour leur permettre d'aborder les deux derniers chapitres du Décalogue avec moins de confusion. Dans les premières pages de ce neuvième volume, on constate un style très "western", avec des effets de lumière qui jouent beaucoup sur le modelé au trait et au pointillé. Un style assez classique, donc. Là où Faure distancie les précédents collaborateurs de Giroud, c'est dans sa façon de dessiner les visages. Ses personnages, sans être caricaturaux, possèdent une réelle force expressive qui permet au lecteur de pénétrer dans l'intrigue avec beaucoup d'aisance. Dans le découpage, les gros plans ne manquent pas pour souligner cette indéniable qualité. Ce rendu permet de renforcer certains aspects du caractère des personnages. Là aussi, ce neuvième tome diffère de ses prédécesseurs dans le sens où le caractère des personnages principaux est moins lisse. Nadal est un homme très peu angélique, avec des sursauts de colère et de violence importants. Les attirances et la sexualité de Desnouettes sont évoquées d'une manière allusive. Le personnage est plein de finesse et d'ambiguïtés. Le scénario n'en reste pas moins classique, un peu bâti sur le même schéma qu'une tragédie. Après avoir saisi la genèse du Manuscrit dans le tome 8, le lecteur comprend d'où est venu le travail effectué par Desnouettes, qui a servi de base aux intrigues mêlant le Décalogue dans les deux siècles suivants. Toujours ancré dans une réalité historique, cet avant dernier tome est moins en rapport avec l'histoire d'un pays ou d'un mouvement. Ici, c'est surtout l'histoire de Nadal et Desnouettes qui est contée. On le sent mieux à la fin du récit, Le Papyrus de Kôm-Ombo est aussi porteur de la mentalité d'une époque, celle de l'empire. La France se croit alors porteuse du message universel de la république et de la démocratie. Avec contradiction, elle impose ce message par la coercition. Michel Faure, le dessinateur de ce neuvième opus, est assez connu dans le monde de la BD pour avoir mis en image la célèbre Balade au bout du Monde de Makyo. Avec Le Papyrus de Kôm-Ombo, il n'a pas déçu ses adeptes. Son travail sur la couleur et les ombres est très abouti. Ses dégradés de couleur dans les scènes de soleil couchant, ses efforts sur la représentation de l'horizon... Un réel sens de la novation au pinceau !

Tome 10 - La Dernière Sourate - Dessin : Franz, couleurs de Gabrielle et Paul

Résumé : 652. Vingt ans après la mort de Mahomet, les divergences se multiplient au sein d'un royaume arabe que seule la religion peut unir. Le Calife Uthmân charge quelques fidèles de recenser les témoignages les plus fiables concernant la parole du défunt Mahomet. A l'issu de ces recherches, doit être rédigé le Coran.

La Dernière Sourate, Dessin de Franz, Couleurs de Gabrielle et Paul Critique : Enfin, nous y voilà, face à ce dixième et dernier album, prêts à percer le secret du Décalogue. Encore une fois, Giroud éclaire une partie de l'histoire du monde trop peu mise en lumière par les manuels scolaires : l'histoire du monde arabe. La trame historique reste à portée de tout le monde mais est bien plus complexe que dans les précédents albums. Les neuf premiers tomes se limitent aux deux derniers siècles. Ici, on est projetés au 7ème siècle, dans une partie du monde que l'on ne connaît pas forcément tous très bien. Giroud multiplie les dialogues explicatifs pour ne pas dérouter le lecteur. Les quinze premières pages annoncent bien le contexte et les enjeux de l'album. S'ensuit une quête que vont mener les personnages pour retrouver le Décalogue. La surprenante origine de la fameuse omoplate sera enfin révélée au lecteur et, en refermant ce dernier tome, celui-ci sera finalement le seul à avoir percé la vérité. On comprend en refermant ce dixième tome que la possibilité de lecture chronologique (du tome 10 à 1), mise en avant par Giroud dans ses interviews, est certes possible mais peu pertinente. En lisant le Décalogue d'une façon déchronologique, dans l'ordre de sortie des albums et dans leur sens de numérotation, le lecteur est passionné par une série dont il ne sait rien et multiplie les questions avant de commencer à trouver des bribes de réponses, dans les trois derniers épisodes. Quelqu'un commençant sa lecture à partir du tome 10 saisira le récit d'une façon décomplexifiée. Sa lecture du Décalogue ne sera pas pour lui un puzzle à reconstituer mais une série que l'on finit par curiosité, sans suspense. Mais revenons à l'album proprement dit. Franz Drappier, le dessinateur de ce dernier volume, est mort quelques jours après la parution des deux derniers opus du Décalogue. L'homme était connu dans le monde de la bande dessinée pour ses nombreuses séries (Thomas Noland, Gord, Poupée d'Ivoire, Jugurtha) et ses quelques one-shot (Wyoming Doll). Le dessin est d'un bon niveau. La coloration, elle, pose plus de problèmes. Alors que les deux derniers albums atteignaient quasiment la perfection en terme de couleur, ce dernier opus est loin de convaincre. On relève quelques grossières erreurs (débordements de la peau sur les tempes). Les arrières-plans semblent souvent bâclés, avec des aplats uniformes de couleur ou des dégradés qu'on croirait expédiés à l'aide de Photoshop (voir les dix premières pages). Là où Faure, avec son neuvième tome, nous embaumait de la chaleur du Maghreb en quelques vignettes, Gabrielle et Paul, coloristes dont on connaît assez peu de chose, vont même jusqu'à appliquer des aplats uniformes de couleur sur les visages et vêtements des protagonistes lors de plans rapprochés ! Au niveau du scénario, on est aussi un peu déçus. Giroud attaque très fort en plaçant les enjeux politiques à la mesure des démarches religieuses. Mais le dénouement est tellement classique que ça en devient presque ridicule. Le coup du dernier des mohicans qui, interrompu à maintes reprises, finit par mourir en emportant avec lui son secret, on nous l'a fait mille fois. Malgré ce classicisme, on ne peut, encore une fois, que s'incliner devant la pertinence scientifique de Giroud qui, avec beaucoup de vraisemblance, donne une consistance religieuse aux dialogues des différents personnages. Mais une oeuvre documentée n'est pas forcément toujours une oeuvre passionnante...

Tome 11 - Le XIe Commandement - Dessin et couleurs : Rocco, Rollin, Faure, TBC, Mounier

Le XIe Commandement, Dessin et Couleurs : Rocco, Rollin, Faure, TBC, Mounier Critique : Qui a dit qu'un Décalogue, c'était forcément dix albums ? Bon, allez, on vous rassure, cette fois-ci c'est bien le dernier. Pourquoi cet énième opus ? On peut saisir un début de justification, au dos de l'album : « Sans être une suite du Décalogue, cet ouvrage apporte des compléments qui accentuent la cohésion de la saga ». Un épilogue d'une centaine de pages, en quelque sorte... « Ceux-ci [les dessinateurs] lèvent le voile sur plusieurs mystères restés précédemment sans réponse » rajoute le texte. Mais pourquoi vouloir forcément tout dire ? On s'en rend compte en lisant ce onzième (et dernier ?) volume, à vouloir trop en rajouter, on casse parfois ce que l'on a construit. Les rajouts présentés dans l'album brisent souvent la beauté des récits du Décalogue, qui se suffisaient largement à eux-mêmes. Cinq histoires viennent donc se greffer ici au récit de base et la plupart d'entre elles ne sont pas vraiment crédibles. Giroud et ses collaborateurs, le temps de quelques planches, ressuscitent l'amour de Missak et Ayla, redonnent un nouveau souffle à la fratricide relation d'Eugène et Hector et organisent une improbable rencontre entre Smina (9ème tome) et Benjamin Fleury (7ème tome). Création ou exploitation ? Le XIe Commandement est sorti dix mois après les deux derniers volumes du Décalogue. Le succès commercial de la série était alors bien avancé. Le XIe Commandement fait parti de ces ouvrages créés à posteriori, sans réelles idées, avec une motivation toute commerciale. Après le Da Vinci Code de Dan Brown, sont sortis une foultitude d'émules comme Les Secrets du Code Da Vinci ou Code Da Vinci : L'enquête. Pour la boîte de production, c'est le succès assuré et pour les fans de l'oeuvre originelle, c'est l'occasion d'agrandir sa collection. Que demande le peuple ? Les amateurs se réjouiront donc face à ce XIe Commandement qui compile planches supplémentaires, compléments d'informations, photos, illustrations et correspondances... Pas d'omoplate plastifiée miniature en cadeau, c'est bien dommage mais on nous réserve peut-être ça pour une prochaine fois !

Impressions finales

C'est une chose indéniable : chaque album composant Le Décalogue représente un travail fourni, documenté, sérieux. Cependant, si la qualité scénaristique et graphique est toujours de mise, chaque album n'en est pas pour autant passionnant. Certains albums peuvent même s'avérer ennuyeux. On peut bien comprendre qu'il est quasiment impossible de soutenir la passion des lecteurs à un même niveau sur dix tomes. On comprend aussi que les lecteurs ont tous une sensibilité différente. Le plaisir de lire tel ou tel tome du Décalogue sera donc très variable selon les personnes. Pourtant, on peut remarquer que les albums les plus fréquemment appréciés sont les tomes 1, 2 et 4. Ceux-ci abordent des sujets contemporains, d'actualité : la vie d'un écrivain en 2001, l'intégrisme musulman, l'après seconde guerre mondiale... Des sujets qui ont un rapport plus direct avec nos vies que les agitations révolutionnaires de 1822, par exemple. Voilà peut être une première explication face à cet engouement en régression, au fil des tomes, chez le lecteur. Il y a aussi un certain classicisme, tant dans le dessin que dans l'élaboration du scénario. Les tomes 1, 2 et 4 sont les plus impressionnants graphiquement. Ces albums sont très novateurs. Le dessin de TBC est reconnaissable entre mille, celui de Béhé, tout aussi impressionnant, apporte des techniques nouvelles encore peu exploitées. A partir du tome 5, le dessin, s'il est toujours d'un bon niveau, ne présente plus aucune surprise. Du tome 5 à 10, ce changement perpétuel de dessinateur, tant mis en avant dans les campagnes publicitaires pour la série, ne sera presque pas palpable pour les lecteurs les moins attentifs. Seul le changement d'époque heurte l'esprit. On est face à un classicisme redondant. Une lassitude s'installe dès lors facilement. C'est aussi à partir du tome 5 que le classicisme scénaristique s'installe. Même si les dénouements sont difficilement prévisibles, chaque album est à peu près construit sur une même mécanique policière (tomes 6, 7 et 8, plus particulièrement) avec un schéma narratif habituel : exposition - doutes - révélations. En abordant une oeuvre comme le Décalogue, on s'attendait à parcourir des histoires toutes très humaines mais aussi toutes très différentes. Or, même si les personnages vivent tous des choses très différentes, ils ne se distinguent pas vraiment les uns des autres. Le caractère des personnages principaux est presque toujours assez lisse. C'est un fait qui est aussi dû aux objectifs, aux fondements mêmes du Décalogue. L'oeuvre de Giroud est forcément manichéenne puisqu'elle se propose de narrer de grandes histoires en un nombre très réduit de pages (56). Le lecteur doit donc rapidement s'identifier. A partir de là, les revirements connus par les protagonistes paraissent totalement irréels. Dans le tome 2, en l'espace d'une quinzaine de pages, un jeune extrémiste forcené et bourru devient un sage pacifiste et mesuré. Pour apprécier le Décalogue, il faut savoir prendre en compte et accepter, dans sa lecture, cet aspect.

Interrogeons-nous maintenant sur les apports du Décalogue. Lire le Décalogue, c'est déjà revisiter quelques bribes méconnues de l'histoire du monde méditerranéen. Giroud renseigne toujours les lecteurs sur le contexte de ses histoires, c'est un gros point positif. Lire le Décalogue, c'est aussi réfléchir sur l'idée même de religion. On réfléchit sur la foi, sur les fondements d'une religion en se posant des questions sur la clarté, la cohérence et la légitimité des écrits fondateurs. Le Décalogue de Giroud fait plus que reprendre et illustrer quelques dix commandements. Giroud met à l'épreuve ces froides et plates directives divines, que constitue le Décalogue, au coeur de la complexité humaine. Rien n'est blanc, rien n'est noir, on ne peut pas résumer ou clarifier les grands thèmes de la vie en une phrase, en une vérité formelle et imparable.

En observant les chiffres de vente des différents tomes du Décalogue, on se rend compte d'une très faible amplitude entre les tomes. Tous se sont à peu près aussi bien vendus. Les ventes n'ont pas véritablement varié selon la popularité des dessinateurs. Faure est quelqu'un d'immensément plus connu en France que De Vita et pourtant les chiffres les mettent sur un pied d'égalité. Pour expliquer cet état de fait, on peut avancer un argument très simple : la collection. Mis côte à côte, tous les tomes du Décalogue forment un bel ensemble reflétant le titre de la série. Les bédéphiles ne supportent-ils donc pas d'avoir un vide dans leur si jolie collection ? Soyez-en sûr, cet aspect pousse-consommation n'a pas été le fruit d'un hasard.


Giroud a donc réalisé son pari. Le Décalogue présente une série d'albums qui sont toujours au moins d'un niveau correct. Le concept de l'oeuvre révèle de nouvelles perspectives narratives, scénaristiques et de découpage, pour la bande dessinée. Peut-être l'invention d'un genre. Si genre il y a, Le Décalogue figurera peut-être en haut de la liste, en tant qu'oeuvre de base, mais il ne sera peut-être pas retenu comme un sommet. Qu'il soit dit clairement : les dix albums sont bons mais ne passionnent pas tous.


Tome 1 - Le Manuscrit (Béhé - janvier 2001)
Tome 2 - La Fatwa (De Vita - janvier 2001)
Tome 3 - Le Météore (Charles - mai 2001)
Tome 4 - Le Serment (TBC - mai 2001)
Tome 5 - Le Vengeur (Rocco - février 2002)
Tome 6 - L'Echange (Mounier - février 2002)
Tome 7 - Les Conjurés (Gillon - octobre 2002)
Tome 8 - Nahik (Rollin - octobre 2002)
Tome 9 - Le Papyrus de Kôm-Ombo (Faure - février 2003)
Tome 10 - La Dernière Sourate (Franz - février 2003)


Du même scénariste, sur Krinein : Azrayen'