Tintin a 80 ans

/ Dossier - écrit par riffhifi, le 10/01/2009

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Janvier 2009 : Tintin a 80 ans. Il ne peut donc plus lire ses propres aventures, destinées à un public de 7 à 77 ans. Héros acclamé dans le monde entier, le reporter à la houppette se trimbale aussi une réputation partiellement  injustifiée où le racisme le dispute à la misogynie.

Le 10 janvier 1929, Le Petit Vingtième publie les premières aventures d'un jeune reporter appelé Tintin et de son fox-terrier Milou. La bande dessinée est un art encore balbutiant, destiné à un public enfantin, et l'auteur est un jeune homme de 21 ans qui a encore beaucoup à apprendre. Le Belge Georges Remi (qui signe Hergé en utilisant ses initiales inversées, ce qui empêchera plus tard René Goscinny d'utiliser les siennes dans le bon ordre) est loin de se douter à l'époque que son personnage deviendra une véritable icône, un pilier du neuvième art traduit dans toutes les langues, y compris les plus obscurs des patois régionaux français, et fera l'objet d'une adaptation cinématographique par Steven Spielberg et Peter Jackson (prévue pour 2010). En décembre dernier, à la veille des 80 ans du personnage, Casterman publiait un recueil massif réunissant les 24 albums de Tintin au prix de 77 euros. L'occasion de se replonger dans une œuvre qui évolua sur 54 ans, au gré de la maturation d'un auteur complexe.

Première époque : exotisme et simplisme

Tintin au pays des Soviets (publié en album en 1930, après sa parution en épisodes dans le journal) fait figure de hors-série dans les aventures du héros. Son aspect graphique rudimentaire et vieillot, qui ne passera pas à la moulinette des refontes effectuées par Hergé dans les années 40-50, le place clairement en marge des récits plus soignés qui suivirent dès le tome 2. Les péripéties s'enchaînent à la marabout - bout de ficelle, les gags sont lourds, répétitifs et apparaissent aujourd'hui comme le degré zéro de l'humour (les peaux de banane, les coups de pieds au cul)... Pour couronner le tout, le scénario repose sur une seule idée étirée sans plan particulier : Tintin va en Russie pour faire un reportage sur le système soviétique. Hergé n'a guère de connaissances sur le sujet, et se contente de colporter de façon simpliste les images d'Epinal existant sur le communisme. En fait de récit fondateur, Au pays des Soviets n'établit que trois éléments de la saga à venir : Tintin est un aventurier, il a une houppette, et son chien Milou aime donner son avis en aparté.

Tintin au Congo, dès l'année suivante, montre une progression du dessin très nette et une meilleure maîtrise du support narratif. Pour autant, Hergé reste un jeune Tintin
Tintin
homme peu soucieux de manifester un quelconque esprit critique vis-à-vis des idées de son époque, et l'album reflète allègrement la vision colonialiste que ses compatriotes ont des Africains. Au fil des dialogues, on peut lire quelques horreurs ; Tintin, après avoir malencontreusement causé un accident, dit en parlant du train cassé : « Silence !... On va vous la réparer, votre sale petite machine ! », et Milou renchérissait « Oui, votre sale petit truc... ». Dans la version révisée en 1946 (celle que l'on connaît aujourd'hui), il dira : « Silence !... On va la réparer, votre vieille tchouk-tchouk ! ». Plus grave, il parle d'un indigène en mentionnant qu'il est « craintif, comme tous ceux de sa race... », une remarque qui disparaîtra purement et simplement de la version suivante. Enfin, la scène de l'école où Tintin déclare « Je vais vous parler aujourd'hui de votre patrie : la Belgique ! » sera remplacée par une leçon de mathématique qui fera grincer moins de dents. Quelques figurants blancs deviennent noirs et inversement, mais la succession des péripéties et le séquençage des cases resteront à peu près identiques. On notera tout de même l'ajout de Dupond et Dupont à la première page, alors que ces personnages n'étaient pas encore créés en 1931.

Tintin en Amérique (1932) se pose en semi-suite de Tintin au Congo, puisque le jeune héros y affronte les chefs des gangsters rencontrés en Afrique ; ce goût du diptyque se retrouvera à plusieurs reprises dans le reste de la saga, chacun des deux albums étant situé dans un lieu différent. Le personnage n'est déjà plus véritablement un journaliste, mais se pose dès les premières pages comme un justicier venu arrêter les complices d'Al Capone. Le postulat est naïf mais ancré dans un genre populaire à l'époque (les polars sur la Prohibition fleurissent aux USA : Scarface, L'ennemi public n°1), et a l'avantage de ne pas être un réservoir à clichés dégradants comme les deux précédentes histoires. Tintin vit toujours des aventures un peu décousues, et son statut de héros solitaire (à l'exception de Milou) oblige Hergé à concentrer tous les gags sur lui, faisant de lui un personnage tour à tour maladroit, héroïque, espiègle ou colérique. Il est temps de lui adjoindre un casting de seconds rôles afin de répartir les fonctions...

Deuxième époque : l'univers se construit

Du pont
Du pont
Bien que le capitaine Haddock soit devenu par la suite le compagnon attitré de Tintin, il est loin d'être le premier à le rejoindre dans la série. Dans Les cigares du pharaon (1934), situé en Egypte, ce sont les policiers Dupond et Dupont qui font leur apparition ; aucun lien de parenté entre les deux hommes, mais un air de famille indiscutable (seule la forme de leurs moustaches les distingue) et une volonté commune qui les amène à agir avec une unité que l'on n'observe en général que chez certains frères jumeaux. Chargés d'arrêter Tintin, les deux gaffeurs au cerveau lent mettront bien longtemps à réaliser son innocence et s'acharneront plusieurs fois dans l'avenir à le croire coupable de divers méfaits.

Obéissant à la logique de diptyque précédemment évoquée, l'histoire des Cigares du pharaon trouve sa conclusion dans l'album suivant appelé Le Lotus Bleu et situé en Chine. Soucieux pour la première fois d'apporter une peinture crédible du pays, Hergé se lie avec un étudiant du nom de Tchang Tchong-Jen, qui balaie certains de ses aprioris et l'amène à brosser un récit plus complexe et documenté qu'à l'ordinaire. Tchang lui-même apparaît dans l'album, et devient l'ami d'un Tintin que l'on perçoit aisément comme le double d'Hergé.

Dans sa sixième aventure, L'oreille cassée, Tintin part en Amérique du Sud et tombe en pleine guerre civile. Ce sera l'occasion pour lui de faire la connaissance du général Alcazar, qui reparaîtra plusieurs fois dans la série par la suite sans jamais devenir une figure clé pour autant. L'île noire (1938), avec son histoire de trafiquants et ses rebondissements un peu primaires, apparaît comme le dernier album d'une première époque aux scénarios peu travaillés, axés essentiellement autour d'une ou deux idées basiques.

Le sceptre d'Ottokar (1939) montre Tintin en route pour la Syldavie, où il va devoir mener une enquête aux implications politiques. Outre les dix ans du personnage, l'album marque la première apparition de la diva Bianca Castafiore, qui sera la seule figure récurrente de l'univers essentiellement masculin de Tintin. Une figure un peu castratrice (ne serait-ce que par son nom !), mais assez anecdotique pour l'instant : l'essentiel réside dans l'aventure du héros, qui pour la première fois n'est pas un prétexte touristique (la Syldavie est un pays fictif !) mais un commentaire discret sur les évènements de l'époque (Hitler et son annexion de la Belgique).

Pendant l'Occupation, Hergé continue de travailler aux aventures de Tintin. Ce choix lui vaudra d'être accusé de collaborationnisme à la fin de la guerre, de la même façon que Henri-Georges Clouzot ou Sacha Guitry en France. Avec le recul nécessaire, il apparaît que ses œuvres de l'époque n'avaient pas de rapport avec l'idéologie nazie, et s'avéraient simplement suffisamment neutre pour passer la censure. Le crabe aux pinces d'or (1941) est le théâtre de l'arrivée du capitaine Archibald Haddock. D'abord présenté comme un irrécupérable poivrot manipulé par un officier peu scrupuleux, le marin s'impose bien vite comme un solide contrepoint à Tintin : baroudeur sanguin et râleur, beauf alcoolique et raciste mais pas trop, il permet au personnage-titre de devenir pleinement le boy-scout pondéré, sobre comme un chameau et plein de tolérance qu'il restera au cours des quinze albums suivants. Le capitaine Haddock, de son côté, sera le champion de la colère et de l'insulte (pittoresque mais pas vulgaire, la bande dessinée restera lisible par les enfants) : dès Le crabe aux pinces d'or, en à peine une demie-page, il déploie subitement une bordée d'injures qui pose le ton pour ses années de fureur à venir : « Canailles ! Emplâtres ! Va-nu-pieds ! Troglodytes ! Tchouck-tchouck-nougat ! Sauvages ! Aztèques ! Grenouilles ! Marchands de tapis ! Iconoclastes ! Chenapans ! Ectoplasmes ! Marins d'eau douce ! Zoulous ! Bachi-bouzouks ! Doryphores ! Froussards ! Macaques ! Parasites ! Moules à gaufres ! » Rien que ça.

Après L'étoile mystérieuse en 1942 et ses champignons géants (hallucinogènes ? toujours est-il que la série trouve ici pour la première fois un parfum de fantastique), Tintin va connaître un nouveau diptyque, composé du Secret de la Licorne (1943) et du Trésor de Rackham le Rouge (1944). Si le premier se Haddock
Haddock
présente comme un récit de mystère assez classique au cours duquel on apprend l'hérédité picaresque du capitaine Haddock (son ancêtre était corsaire), pimenté d'une intrigue policière alimentée par deux frères criminels, la suite se révèle étonnante par son absence d'antagoniste : partis à la recherche du trésor de Haddoque, les héros ne sont confrontés à aucun « méchant », seule l'exploration de la nature aquatique se dresse devant eux. Un choix inhabituel dans ce genre de parution à l'époque. A l'issue de cette double aventure, le capitaine Haddock se retrouve propriétaire du château de Moulinsart et maître du distingué serviteur Nestor, mais on retiendra surtout Rackham comme l'album d'introduction du professeur Tryphon Tournesol. Avec sa barbiche et ses petites lunettes, Tournesol est l'archétype du savant farfelu et distrait. Sourd comme un pot et complètement immergé dans son monde peuplé d'inventions géniales, il est la synthèse de différents personnages apparus précédemment, qui témoignaient déjà de l'affection d'Hergé pour les doux dingues : Philémon Siclone dans Les cigares du pharaon, le professeur Euclide dans L'oreille cassée ou encore le professeur Halambique dans Le sceptre d'Ottokar...

Entre 1943 et 1948, Hergé s'occupe, avec l'aide de Edgar P. Jacobs, de remettre au goût du jour les albums de la décennie précédente. En 1943, ce seront L'oreille cassée, L'île noire et Le crabe aux pinces d'or ; en 1946, Tintin au Congo, Tintin en Amérique et Le Lotus Bleu (qui sera peu remanié en-dehors de l'ajout de la couleur) ; en 1947, Le sceptre d'Ottokar. Tintin chez les Soviets, du propre aveu de son auteur, n'est pas adaptable d'une façon qui puisse s'intégrer au reste des albums ; plus curieux, Les cigares du pharaon ne seront refaits qu'en 1955, et on notera à cette occasion l'insertion en clin d'œil de E.P. Jacobs au milieu des sarcophages. En 1947, Tintin connaît sa première adaptation filmée : il ne s'agit ni d'un dessin animé ni d'une version live, mais d'une recréation en marionnettes du Crabe aux pinces d'or pour la télévision. Un collector.

Après douze tomes de Tintin, la distribution est enfin complète et la Seconde Guerre Mondiale prend fin. Le style graphique, que l'on désignera par la suite sous le nom de « ligne claire » a donné aux personnages leur apparence définitive, et tous ont leur costume et leur caractère attitré. La plupart des « méchants » de la série ont déjà été présentés (le plus célèbre étant l'infâme Rastapopoulos), et viendront chercher vengeance à tour de rôle. Les gags favoris d'Hergé ont été identifiés (les mirages dans le désert, les perroquets bavards, les inversions de mots chez les Dupondt - « Botus et mouche cousue, c'est votre denise »...), ainsi que la nature clairement asexuée de l'univers dans lequel évoluent les personnages (seuls les tous derniers albums feront allusion à la simple notion de vie de couple). Le meilleur et le pire restent à venir.

Troisième époque : Tintin superstar

Les 7 boules de cristal (1948) réunit tous les personnages récurrents autour de Tintin : Haddock et son valet Nestor, Tournesol, les Dupondt, le général Alcazar et la Castafiore sont tous présents à l'appel, bien que les deux derniers soient de simples figurants dans l'intrigue qui se noue. Sur fond de mysticisme et de Tournesol
Tournesol
surnaturel, Tintin, Milou et Haddock vont être amenés à partir sur la piste des Incas pour sauver le professeur Tournesol. Le voyage au Pérou sera l'objet du deuxième album (héhé, encore un diptyque), Le temple du soleil. Ce qu'il reste de cette aventure exotique, c'est essentiellement la confrontation du capitaine avec un lama qui lui crache dessus. Car comme chacun sait, « quand lama fâché, lui toujours faire ainsi ».

Au pays de l'or noir, publié en 1950, est la reprise d'une histoire commencée par Hergé dès 1938. On comprend dès lors pourquoi les personnages de Tournesol et Haddock en sont quasiment absents, à l'exception de quelques répliques insérées tardivement dans le récit. Tintin, en vadrouille au Moyen-Orient, rencontre le personnage du sale gosse Abdallah, incorrigible farceur capricieux et espiègle qu'il reverra par la suite.

Plus intéressant, le duo d'albums Objectif Lune et On a marché sur la Lune (1953-1954) établissent Hergé comme un équivalent moderne de Jules Verne. Plusieurs années avant que l'homme pose le pied sur la Lune (ce sera Neil Armstrong en 1969, pour les cancres), le professeur Tournesol y emmène les héros dans des conditions presque crédibles. Sérieusement documentée, l'aventure joue moins la carte du gag que celle de l'excitation scientifique. On y découvre même, en sus de la face cachée de la Lune, celle du professeur Tournesol : ce dernier s'avère moins farfelu qu'à l'ordinaire étant donné le sérieux du projet, et s'équipe même d'un appareil acoustique dans le deuxième tome pour ne pas être handicapé par sa semi-surdité. Dans Objectif Lune, il se révèle capable d'une rage folle quand on prend ses travaux à la légère (le capitaine Haddock l'a traité de « zouave »...).

Dans L'affaire Tournesol pourtant, Tryphon redevient un incorrigible distrait, sourd comme un pot et évoluant dans sa bulle. Il est ici au centre d'une histoire de contre-espionnage assez bateau, qui s'efface derrière les gags cultes de cet album : les coups de fil destinés à la boucherie Sanzot, les chamailleries de Milou avec le chat du château, l'apparition de l'insupportable agent d'assurance Séraphin Lampion, le sparadrap maléfique dont les protagonistes ne peuvent se défaire, les rapports cocasses entre le capitaine Haddock et la Castafiore... La plupart seront repris dans les tomes suivants, selon le principe payant du comique de répétition.

Coke en stock (1958) sent nettement le manque d'inspiration, avec son scénario En stock
En stock
ultra-faible composé presque exclusivement de personnages et de gags rapatriés des albums précédents. Dès la première page, Haddock s'exclame qu'il est impossible de rencontrer par hasard les gens auxquels on est en train de penser, et parle pour le principe du général Alcazar... qui lui rentre dedans dès le carrefour suivant. Le reste de l'album est à l'image de cette coïncidence trop grosse, et à l'exception d'un nouveau venu (Szut le blond borgne) et d'une évocation rapide des marchands d'hommes, l'ensemble ne présente pas d'intérêt particulier.

En 1960, Tintin au Tibet naît d'une série de cauchemars faits par Hergé, dans lesquels il a de terrifiantes visions blanches. La transposition dessinée consiste à gratifier Tintin de ses propres cauchemars, dans lesquels il voit son ami Tchang (qui, rappelons-le, est l'alter-ego d'un ami de l'auteur). Convaincu que ce dernier a Au Tibet
Au Tibet
survécu à l'accident d'avion dans lequel il se trouvait, Tintin part avec Haddock dans la neige du Tibet... L'album est un classique poignant et épique, avec une belle intervention du mythique Yéti (ou Migou).

En 1961, le cinéma s'empare des personnages avec l'accord d'Hergé : un long métrage appelé Tintin et le mystère de la Toison d'Or voit le jour, avec Georges Wilson dans le rôle du capitaine Haddock et un jeune inconnu nommé Jean-Pierre Talbot dans celui de Tintin. En 1962, 50 épisodes de 5 minutes sont produits en dessin animé pour la télévision. Le résultat est un peu rudimentaire, et ne rivalise pas avec la série qui sera scrupuleusement réalisée en 1991-1992 par Stéphane Bernasconi. En 1964, Talbot reprend le rôle de Tintin (ce sera son deuxième et dernier film) dans Tintin et les oranges bleues, où Jean Bouise incarne le capitaine Haddock ; comme le précédent, le film est divertissant et respectueux de la bande dessinée, mais ne parvient pas à saisir totalement l'essence de l'univers de papier.

En 1963, trois ans après Tintin au Tibet, Hergé sort Les bijoux de la Castafiore. Un album atypique, qui déroute les fans habitués aux aventures exotiques. Ici, l'action se passe entièrement à Moulinsart. L'action ? A vrai dire, il n'est question des bijoux de la Castafiore que dans le sens où il POURRAIT leur arriver quelque chose. Indices, fausses pistes... le suspense n'est pas bâti sur la recherche d'un coupable mais sur l'attente d'un délit. A la manière du récent film des frères Coen Burn after reading, l'agitation des personnages a lieu autour d'un faisceau de quiproquos et de non-évènements. A y bien regarder, une bonne partie d'Objectif Lune fonctionnait de la même manière, en créant plusieurs scènes de mystère ou de panique sur de simples incidents aléatoires sans rapport avec le complot. Dans Les bijoux de la Castafiore, on note également le traitement accordé aux Tziganes, que Tintin et Haddock défendent contre les multiples accusations de vol dont ils sont victimes sans raison. Il est loin, le temps où Hergé prenait pour argent comptant les stéréotypes...

Il faut attendre 1968, cinq ans plus tard, pour voir sortir le tome suivant, Vol 714 pour Sydney. Jusqu'ici, il ne s'était jamais écoulé plus de trois ans entre deux aventures de Tintin. Mais Hergé a désormais 61 ans, et il préfère prendre son temps pour fignoler ses albums. Il rappelle à lui Rastapopoulos le vilain et Allan l'ancien officier traîtreux du capitaine Haddock, et les affecte d'une relation que les anglophones appellent le slowburn (le sous-fifre passe son temps à faire bouillir son patron par ses maladresses). Quant à l'histoire, elle se teinte d'une couche de science-fiction dans sa deuxième moitié, amorçant une intrigue qui aurait sans doute mérité d'être développée dans un deuxième album.

Ce n'est que huit ans plus tard que sort Tintin et les Picaros (1976), qui sera le dernier album complet à voir le jour. Entre-temps, deux longs métrages animés sont sortis au cinéma : Tintin et le temple du soleil en 1969, et Tintin et le lac aux requins en 1972, sur une histoire écrite exprès pour l'écran. Les deux sont coécrits par Greg, qui collabore avec Hergé depuis quelques années, et le deuxième remporte un certain succès qui l'amènera à rester durant plusieurs dizaines d'années à l'affiche du cinéma Saint-Lambert à Paris. Tintin et les Picaros donne une suite tardive à L'oreille cassée (quarante ans plus tard !) en revenant sur l'interminable conflit qui oppose le général Alcazar à son ennemi Tapioca pour le contrôle de San Theodoros. L'album reprend les thèmes et les gags favoris d'Hergé à travers la galerie de personnages connus : l'alcoolisme du capitaine Haddock, l'humanisme de Tintin... sa vision incroyablement négative des femmes passe cette fois à travers deux grosses dondons : l'inévitable Castafiore et la fiancée Peggy du général Alcazar. Mais l'élément le plus incroyable est le bond vestimentaire de Tintin, qui troque son pantalon de golf pour un jean.

A partir de 1979, Hergé se lance dans la confection d'un Tintin inhabituel : Tintin et l'alph-art. Confronté au monde de l'art moderne, le jeune héros (voui voui, toujours jeune) verra le capitaine Haddock se prendre de passion pour le travail d'un artiste conceptuel, et commencer à cultiver du haschich et du chanvre  à Moulinsart... Après avoir travaillé dessus durant plusieurs années malgré sa santé déclinante, Hergé s'éteint le 3 mars 1983 (le 3/3/83, pour les fans de numérologie), laissant près de quarante-deux pages scénarisées et crayonnées, dont trois prêtes à l'encrage. Bien qu'inachevé, Tintin et l'alph-art rejoint les rangs des autres albums tel quel (vendu au même prix, pourquoi s'en priver ?).

« Si d'autres reprenaient Tintin, ils le feraient peut-être mieux, peut-être moins bien. Une chose est certaine : ils le feraient autrement et, du coup, ce ne serait plus Tintin !... »
Hergé

A la demande de ce dernier, Tintin est mort avec lui, devenant ainsi un héros figé dans le passé dont les aventures sont exploitées par la société Moulinsart avec une rigueur inflexible qui fait fi du rêve, de l'art et de la liberté (autour de Tintin ne fleurissent plus que les rééditions et les procès). Si l'on peut se réjouir que le Tintin n'ait pas pu être dégradé par d'autres que son créateur, on est également en droit de regretter que le destin du reporter soit tombé dans l'excès inverse...


Tome 1 - Tintin au pays des Soviets (1930)
Tome 2 - Tintin au Congo (1931, refait en 1946)
Tome 3 - Tintin en Amérique (1932, refait en 1946)
Tome 4 - Les cigares du Pharaon (1934, refait en 1955)
Tome 5 - Le Lotus Bleu (1936, refait en 1946)
Tome 6 - L'oreille cassée (1937, refait en 1943)
Tome 7 - L'île noire (1938, refait en 1943 et 1965)
Tome 8 - Le sceptre d'Ottokar (1939, refait en 1947)
Tome 9 - Le crabe aux pinces d'or (1941, refait en 1943)
Tome 10 - L'étoile mystérieuse (1942)
Tome 11 - Le secret de la Licorne (1943)
Tome 12 - Le trésor de Rackham le Rouge (1944)
Tome 13 - Les 7 boules de cristal (1948)
Tome 14 - Le temple du soleil (1949)
Tome 15 - Au pays de l'or noir (1950)
Tome 16 - Objectif Lune (1953)
Tome 17 - On a marché sur la Lune (1954)
Tome 18 - L'affaire Tournesol (1956)
Tome 19 - Coke en stock (1958)
Tome 20 - Tintin au Tibet (1960)
Tome 21 - Les bijoux de la Castafiore (1963)
Tome 22 - Vol 714 pour Sydney (1968)
Tome 23 - Tintin et les Picaros (1976)
Tome 24 - Tintin et l'Alph-Art (inachevé, croquis publiés en 1986)


Crédit photos : Luz