9.5/10Les Grands Bâtisseurs du Sagamore

/ Critique - écrit par athanagor, le 21/02/2009
Notre verdict : 9.5/10 - Les grands Charles (Fiche technique)

Déjà paru en 1988, mais dans un format paysage incommode de 44x32, cet ouvrage magistral nous revient dans un format plus facile, avec des illustrations inédites.

Cet album, réédition d'une parution de 1988, Sagamore Pilgrimage, qui n'avait alors pas rencontré le succès pourtant mérité, gêné par le format encombrant alors choisi,
bénéficie d'illustrations inédites pour délivrer une expérience hors du commun, un voyage dans un monde imaginaire, onirique et poétique. Ce monde fantastique, au paysage hérissé de pics escarpés, est le territoire de ces hommes et femmes qui, aux alentours de leur soixantième saison, choisissent librement quelle sera leur condition. Seront-ils des  "roulants" ? Ceux qui optent pour une vie de voyage et chez qui cette pulsion est si forte qu'ils construisent sans relâche les ponts qui meublent le paysage du pays, pour y faire les routes qui accueillent leurs roulottes. Plus tard, les "roulants" peuvent choisir de devenir des "pâlots", vivant une vie sédentaire dans les villes construites sur les ponts, fatigués de leur vie de voyage mais regardant néanmoins avec nostalgie le passage des convois qui drainent le souvenir d'un passé adoré. Seront-ils des "rampants" ? Ceux qui ne vivent pas sur les ponts mais à leurs pieds, au premier dessous, qui de peur de manquer, travaillent âprement la terre pour stocker le plus de nourriture possible et sont avares de leurs possessions. Ou bien choisiront-ils d'être "taupiers" ? Vivant dans le deuxième dessous et chassant la taupe et autres rongeurs dans des galeries creusées à la hâte et sans méthode, et cherchant par dessus tout la solitude à laquelle les pousse leur caractère. C'est au pied du grand escalier, reliant les ponts et les plaines que les choix se font, à l'endroit le plus peuplé et le plus commerçant du pays, où se côtoient assez naturellement, fait rare, les "roulants", les "rampants" et les "taupiers".

Toutes les cent saisons, tous se réunissent, au son du Grand Orgue, autour des immenses cheminés pour y déguster un banquet gigantesque réunissant toute la population. Cet événement est l'occasion d'un pèlerinage, d'où le nom de la première édition, car c'est à cette occasion que le hasard désigne le Grand Sagamore, chef
spirituel des communautés, soit le premier à s'endormir pour toujours au pied d'une des cheminées. Son corps recevra alors les honneurs d'être mis dans un tiroir, construit au pied d'un immense mausolée, et pas simplement enseveli dans la terre.
C'est parti en suivant le pèlerinage d'une troupe de "roulants", parti en découvrant des contes et légendes de ce pays que cet extraordinaire ouvrage nous dévoile ses secrets. Tenant à la fois du guide touristique, serti de dessins n'ayant d'autre but que d'illustrer la prose descriptive, et du conte philosophique, bâti sur le système de caste et sur les honneurs dus au hasard, on est ému, émerveillé, troublé, amusé, enchanté par le travail ludique et poétique de Maryse et Jean-François Charles. La mise en ordre des différentes communautés qui ne se mélangent qu'à de rares occasions, le plus souvent festives, fait résonner en tout un chacun l'écho d'une expérience familière. Montrant ainsi que les fonctionnements sociaux ne sont pas forcément dépendants de la complexité du monde qui les abrite, mais bien plutôt du choix motivé des acteurs en présence. Mais, même si certaines situations peuvent paraître plus enviables que d'autres, l'accent est également mis sur l'importance de chacune d'elles dans le fonctionnement global, comme le montre l'épisode du Grand Miroir.

Malgré la légèreté descriptive, on est familiarisé avec les us et coutumes de ce pays par la simple lecture des historiettes et aventures contées, sans que celles-ci ne s'appuient sur les détails. On a parfois la même impression que celle suscitée à la lecture des 100 premières pages du Seigneur des Anneaux, et l'explication de la société hobbite, plus par ses habitudes de vie que par un froid tableau descriptif qui se voudrait exhaustif. On s'étonne d'ailleurs, en fermant l'ouvrage, que personne, même les auteurs, n'ait jamais pensé à exploiter ce monde si pa
rticulier et déjà si complet, pour y installer des aventures. Bien que cela comporte un risque évident de corrompre irrémédiablement la poésie qui se dégage de cette présentation diaphane, tout est là et mis en place pour le déroulement d'histoires issues d'un esprit travailleur.

Pour accompagner la poésie du texte, Jean-François Charles se lâche dans un dessin époustouflant. Illustrant avec talent et fantaisie un monde fantastique et onirique, fait de fresques complexes et profondes aux allures d'infini, fourmillant de personnages aux activités sérieuses ou burlesques, comme autant d'aventures, donnant en un seul coup d'œil l'intelligence d'une vie d'ensemble faite d'une myriade de destins particuliers, couchés sur des paysages vertigineux aux perspectives étourdissantes. Inventant une géographie, une population, des métiers, des architectures, des mécanismes, des destins, il crée un monde fabuleux et prouve, logeant certains de ces personnages sur des blocs de roches minuscules, perchés à flanc de pont, à cent mètres de hauteur sans accès possible, que le champ des possibles offert par le dessin ne va que jusqu'aux limites de l'imagination de son auteur. La poésie qui se dégage de ces personnages à l'existence impossible épouse avec harmonie et fidélité les récits qui nous détaillent l'histoire de ce peuple.

Un chef d'œuvre s'il faut en compter dans le neuvième art, utilisant à merveille les armes fournit par le texte et le dessin et la force que leur conjonction sait faire naître, pour nous inviter dans un voyage au-delà de toute frontière.