9.5/10From Hell

/ Critique - écrit par Kassad, le 17/03/2004
Notre verdict : 9.5/10 - Diaboliquement malin... (Fiche technique)

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Alan Moore étonne encore une fois par son génie : vous serez tenus en haleine jusqu'à la fin.

De profundis

Dans l'Angleterre victorienne, une lettre se doit de commencer par sa provenance. Celle-ci vient en droite ligne de l'enfer, From Hell, de cette région où l'homme se retrouve face à ses démons les plus intimes. Jack l'éventreur est rentré dans l'histoire par la porte des enfers en massacrant de manière indicible cinq prostituées d'un quartier populaire londonien. Officiellement ces crimes n'ont jamais été résolus, il reste des documents de l'enquête qui n'ont pas encore été rendus publics et qui ne le seront que dans trente ans, et Jack l'éventreur doit faire partie des meurtriers sur lesquels on a le plus écrit, échaffaudé des hypothèses. Alan Moore nous propose sa vision de l'affaire. Plus précisément il dé-construit le personnage de Jack l'éventreur. Il l'autopsie, le découpe et l'examine sous toutes ses coutures. Un étrange parallèle entre le serial killer et l'auteur... On pourrait craindre une approche "voyeuriste" d'un sujet déjà surexploité, il n'en est rien.

Rien ne remplace la recherche de la vérité

Tout d'abord, et le fait est suffisament rare pour être souligné, cette BD est livrée avec les notes extensives de l'auteur. A l'instar d'un DVD offrant le making-of d'un film bourré d'effets spéciaux, ces notes époustouflent en montrant l'ampleur et le sérieux du travail qu'a fourni Alan Moore. Pour chaque planche, chaque scène, chaque détail, y compris les plus infimes comme les inscriptions sur les murs ou concernant les expressions populaires, Moore explicite ses sources. A chaque fois qu'il invente un dialogue ou une rencontre, il précise en quoi elle aurait pu se produire ou s'il ne l'a intégré que pour des raisons dramatiques. Il en résulte un ouvrage dont un historien spécialiste de l'époque victorienne n'aurait pas à rougir.

Une architecture sans failles

Mais ne retenir de From Hell que cet aspect serait l'erreur la plus grave que vous puissiez commettre en abordant cette oeuvre. En effet, From Hell reste une fiction littéraire construite par un auteur qui a déjà démontré sa maîtrise scénaristique, notamment dans V pour Vendetta, Watchmen, les gardiens ou encore Rire et mourir. Et il faut reconnaitre qu'Alan Moore étonne encore une fois par son génie. Dans From Hell, à l'inverse de toutes les fictions de ma connaissance portant sur Jack l'éventreur, ce n'est pas autour du suspense concernant l'identité du meurtrier que se trouve le ressort du récit. On connait le nom et le mobile, du moins le plus évident, du meurtrier dès les premières pages. On sait tout de suite que c'est William Gull le médecin de la Reine qui agit sur son ordre pour étouffer un scandale impliquant des membres de la famille royale et des prostituées de White Chappel. Pourtant je suis prêt à parier que vous serez tenus en haleine jusqu'à la fin. En effet, l'interprétation mystique et l'intelligence de la construction, intelligence est ici à prendre dans son sens étymologique c'est à dire du latin "inter ligere" (faire des liens entre des choses qui apparemment n'en ont pas), sont éblouissantes, et à chaque planche on se demande ce que Moore va bien pouvoir encore nous trouver pour nous étonner et nous ravir. C'est sans aucun doutes la BD la plus riche que je n'ai jamais lue. J'ai même du mal à qualifier cette oeuvre de BD, et je dois dire que peu de romans dits "sérieux" ne lui arrivent ne serait-ce qu'à la cheville en termes de créativité.

D'ombres et de lumières

De même que de n'aborder From Hell que d'un point de vue "historique" en se demandant si la vision d'Alan Moore est bien réaliste, se limiter au seul scénario serait une autre erreur. Il s'agit bel et bien d'une BD. A ce titre, la mise en scène et le dessin ont eu voix au chapitre. Sur ce point aussi c'est un quasi sans faute. Si l'aspect minimaliste du dessin en noir et blanc pourra en rebuter certains, il s'en dégage un aspect d'inéluctabilité qui fait froid dans le dos. Voir le fiacre de Jack l'éventreur s'élancer à la rencontre de sa prochaine victime dans les bas fonds de Londres a quelque chose de bien plus horrible que la plus gore des scènes de Massacre à la tronçonneuse. A l'instar d'Alien, qui est d'autant plus efficace qu'on ne voit presque jamais le monstre, Eddie Campbell suggère plus qu'il ne montre.

Bref, vous aurez compris qu'en ce qui me concerne, je considère From Hell comme un chef-d'oeuvre inégalé dans le monde de la BD. Si vous avez eu votre dose de Boule et Bill, que vous ne supportez pas les mangas ou bien que les héros en justaucorps vous font rire, il vous reste From Hell pour vous réconcilier avec la BD. Vous pourrez même la lire deux fois : une première fois d'une seule traite pour apprécier la construction du récit et une seconde fois en vous reportant aux notes pour aller un peu plus loin en enfer...