10/10Le Contrat / Un pacte avec dieu

/ Critique - écrit par iscarioth, le 27/05/2006
Notre verdict : 10/10 - Monument du Neuvième Art (Fiche technique)

Un album fondateur, dont l'impact ne subit en rien le poids des années.

Qui est Will Eisner ?

Le plus grand dessinateur américain de BD de tous les temps. Rien que ça.
Né en 1917, mort en 2005, l'homme a révolutionné le neuvième art en lui offrant, en 1978, son tout premier « roman graphique » avec A contract with God, traduisez en français Un bail avec dieu. L'ouvrage est pour la première fois édité en France par les Humanoïdes Associés, en 1982, puis réimprimé par Glénat sous le titre Le contrat, en 1993. Dernièrement, une troisième édition est parue, chez Delcourt, prenant pour titre Un Pacte avec dieu.

Et Eisner créa le roman graphique

37160_250.A contract with God mêle inspiration autobiographique et fiction. Will Eisner a pioché dans les souvenirs de sa jeunesse, passée dans les quartiers pauvres de New York. A contract with God raconte des histoires de vie dans le Bronx des années trente. Avec l'ouvrage, la bande dessinée américaine bascule. La production n'est plus simplement faite de super héros, la BD se révèle aussi conteuse d'histoire du quotidien, de réalités, de témoignages. L'ouvrage contient quatre histoires, toutes aussi marquantes les unes que les autres. Un contrat avec Dieu raconte la vie de Frimme Hirsch, vieil homme très pieux qui se venge du tout-puissant après la mort de sa fille adoptive et la rupture d'un « contrat » passé très tôt entre lui et dieu. Cette histoire en tête de l'ouvrage est aussi celle choisie pour illustrer l'album. La première de couverture reprend la scène d'introduction mettant en scène un vieil homme courbé sous son imperméable qui marche tête baissée sous une pluie torrentielle. Cette scène d'introduction annonce le ton du roman. Les albums d'Eisner n'ont des contes de fée que les apparences. En feuilletant les oeuvres du dessinateur, on peut trouver un coté très enjoué à ses planches et une saveur presque enfantine à son trait. Ne vous fiez pas à ces apparences simplistes et trompeuses. Comme d'ailleurs bien des contes, les histoires d'Eisner n'ont rien d'innocent. Elles sont cruelles. On parle de pauvreté, de misère humaine, de rêve de gloire déchu, de couples déchirés par la violence, d'agressions, de viols.

Un humanisme torturé

A contract with God est métaphorique mais aussi historique et humaniste. Métaphorique, car les histoires d'Eisner sont tournées comme des contes. Cookaliens, le dernier récit, nous narre l'histoire de deux jeunes personnes, un homme et une femme, partant en vacances pour fuir les réalités, tromper les apparences et revenir avec la promesse d'un mariage avec plus fortuné. Comme dans bien des contes - comme Les Fées de Charles Perrault par exemple - les personnages sont sanctionnés pour leur arrogance et leurs vices. Aucun manichéisme cependant. L'ironie du sort et le désespoir sont des sentiments viscéraux dans l'oeuvre de Eisner. La troisième histoire, le Concierge, qui raconte la mésaventure d'un gardien d'immeuble allemand persécuté par ses locataires, symbolise bien cette douleur et ce sens du drame. La cruauté des histoires de Will Eisner est d'autant plus attristante que celles-ci ne sont jamais édictées sur un ton condescendant, cynique ou pessimiste. A contract with God, c'est une espèce de clown triste, un humanisme convaincu mais aux genoux brisés.

Textes et cases comme moteurs narratifs

 37161_250.Il faut remettre A contract with God dans son contexte. Dites vous bien, en lisant l'ouvrage, qu'il a été réalisé en 1978, et mettez à partir de là en perspective la réalisation graphique. Will Eisner réorganise l'espace comme aucun autre à son époque. La mise en cadre est réinventée. Le dessin se mêle au texte : les deux procédés se fondent sur les planches de l'album en une même force narrative. La typographie et l'emplacement des écritures ont leur importance dans cette fusion. Will Eisner accordait une grande importance au lettrage, il voulait que ses textes soient lus comme des images. Le texte était donc souvent au service de la narration et épousait le ton du récit. Une même importance était accordée aux contours des cases.... ou a leur absence. Il arrive souvent que les cases soient inexistantes, que les vignettes s'étalent en pleine-page. Dans la Diaspora des Bulles, le spécialiste anglais Paul Gravett parle de Will Eisner en ces mots : « Il définit une approche délibérément dépouillée, utilisant autant de cases et de pages qu'il le désirait, ne se concentrant que sur les expressions du visage et le langage corporel de ses personnages ». Dans son livre de théorisation pratique La bande dessinée : art séquentiel, Will Eisner écrit : « s'il n'y avait qu'une seule règle, elle serait selon moi : Ce qui se passe DANS la case est PRIMORDIAL ». Will Eisner est l'un des premiers dessinateurs à faire de la case en elle-même une force narrative et pas seulement un cadre obligé de structuration de la lecture. Le but n'était pas pour lui l'harmonie d'une planche mais l'accomplissement d'une narration efficace. La force de Will Eisner résidait aussi dans sa gestion du noir et blanc. Comme tous les autres maîtres de cette technique, Eisner brillait tout particulièrement dans les effets de lumière et de mise en scène. Une autre qualité de l'auteur était l'expressivité gestuelle et faciale de ses personnages.

L'émissaire juif

Will Eisner était un humaniste, un homme de paix, qui revendiquait notamment son judaïsme. Dans A contract with God comme dans ses autres oeuvres (Fagin le juif, Petits miracles...), Eisner fait beaucoup référence à la culture juive : « Si le petit peuple juif apparaît si souvent dans mes histoires, c'est tout simplement parce que j'en suis issu. Je raconte, je dessine ce que je connais. C'est plus honnête et c'est plus simple: les juifs mais aussi tous les autres dont les vies se mêlaient » , déclarait l'artiste à l'AFP en 2002.

William Erwin Eisner, le « Léonard de Vinci des comics » comme certains l'appelaient, laisse derrière lui une oeuvre mémorable, qui aura permis l'étincelle chez bien des auteurs à travers le monde. Incontestablement, A contract with God est à retenir comme son chef d'oeuvre : un album fondateur, dont l'impact ne subit en rien le poids des années.