6/109 Têtes

/ Critique - écrit par iscarioth, le 28/03/2006
Notre verdict : 6/10 - Dans l'entre-deux (Fiche technique)

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9 Têtes est un triptyque sympathique qui n'évite pas certains écueils et ne satisfera certainement pas les lecteurs les plus exigeants.

David et Oger, la fine équipe

Igor David et Tiburce Oger, lorsqu'ils entreprennent 9 Têtes, en 1997, n'en sont pas à leur coup d'essai. La plupart des amateurs de BD fantastique ou héroïc-fantasy connaissent ces deux auteurs pour leur série à succès Gorn. C'est en 1992 qu'est paru le premier tome des aventures du fantôme errant. Le tome neuf, intitulé Le Chant des Elfes est venu mettre un point final, en 2004, à l'histoire de cette série qui a marqué les années quatre-vingt-dix. De 1992 à 2004, David et Oger ne se sont pas pour autant reposés sur le succès de Gorn et ont développé un univers parallèle tout aussi surprenant, celui de 9 Têtes. En 1998, 1999 et 2000 se sont succédés en librairie les trois tomes de 9 Têtes : La Malle écarlate, Neige sur le lac et L'Esprit des étoiles. Un triptyque qui s'éloigne tant graphiquement que scénaristiquement de ce à quoi nous ont habitué les deux auteurs avec Gorn.

Entre deux feux

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La malle écarlate, 1998
L'histoire de 9 Têtes est celle du Marquis Riquetti de Mirabelle. Emprisonné sans motif apparent, ce haut dignitaire de l'armée de Franslavie va s'échapper de sa prison pour s'embarquer en compagnie de Renardeau et Julius, deux pauvres gamins, pour les colonies. Le Marquis va partir pour de grandes aventures à travers le monde, en compagnie de ses deux camarades d'infortune, en ne relâchant jamais l'attention qu'il porte à une mystérieuse malle, contenant « 9 Têtes »...
Les premières pages du premier tome de cette aventure nous présentent un monde bien à part, à la frontière entre imaginaire et réalité. Les costumes des soldats qu'on observe dans les premiers instants de l'intrigue semblent nous indiquer que nous nous trouvons dans l'Europe du temps des révolutions, fin 18ème, début 19ème siècle. Le climat de guerre civile, les titres et noms de certains personnages viennent soutenir cette observation. Mais, rapidement, de nombreuses informations viennent détruire les faibles certitudes que nous venons d'élaborer. Jamais un roi de France ne s'est appelé Ciprius IV et jamais on n'a surnommé la France Franslavie. Dès les premières pages, 9 Têtes nous plonge dans ce climat qui va faire toute la force (ou la faiblesse) du triptyque : une histoire imaginaire dans une époque et des paysages qui ont bien existés. La présence de machines à vapeur, les allusions à une Afrique et à une Amérique colonisées, la traite des esclaves, l'architecture... Tout nous conforte dans l'idée que l'on se fait d'avoir été projetés dans une frange chronologique bien précise de l'histoire du monde. Après s'être cru revivre au temps de l'Europe napoléonienne, on se croit évoluer, dans Neige sur le lac et L'esprit des étoiles, au temps du glorieux empire britannique (deuxième moitié du 19ème siècle), étendant sa thalassocratie jusqu'aux Indes. Cette façon qu'a 9 Têtes de jouer sur les ambiguïtés et mêler histoire réelle avec histoire imaginaire peut énerver car elle frôle l'hypocrisie scénaristique. Ainsi, dans 9 Têtes, on ne parle pas de l'Amérique, de l'Afrique, de l'Australie ni de la France ou encore de l'empire britannique, mais des « Homériques », de « l'Ofrique », de « l'Astrolie », des « brittons » et des « franslaviens ». Ca en devient parodique.

Patriotisme, colonialisme, esclavagisme

Cette même étrange dualité, entre réel et irréel, s'exprime aussi dans l'intrigue. Les quarante premières pages de La Malle écarlate se passent dans une atmosphère que l'on peut qualifier de réaliste. La guerre et le patriotisme sont dépeints dans toute leur crudité et leur absurdité. Dans les premières pages, De Mirabelle, à genoux, face à un cadavre de soldat adverse, pense : « Tout ça pour quoi, pauvre garçon ?! ». Le premier des trois 9 Têtes insiste sur la guerre et ses répercussions : le peuple qui crie famine, une aristocratie (clergé, noblesse) qui est la dernière touchée par la réalité de la guerre, des exécutions publiques, des familles décomposées (dans la BD, comme à un certain moment sous l'ère napoléonienne, les hommes sont enrôlés de force à partir de 13 ans)... Tout est déployé pour souligner, sans moralisme, l'absurdité de la violence collective. Rien, si ce n'est la malle renfermant les 9 Têtes, ne laisse présager que nous sommes en train de lire une BD fantastique. L'épisode du monastère, à la fin du premier tome, est, à ce propos, l'un des moments forts du triptyque. Après avoir longtemps oscillé entre rêve et réalité, on bascule définitivement dans l'horreur après un inquiétant et sordide moment de doute, qui en fera frémir plus d'un. Le même schéma est repris dans le second tome. Les quarante premières pages de Neige sur le lac font plus penser à une aventure qu'à une histoire ésotérique. Puis, brusquement, on bascule dans l'étrange. Avant cela, comme pour le premier tome, De Mirabelle, incorrigible humaniste en avance sur son temps, s'indigne en face d'un autre grand mal de son époque : le colonialisme. Il commente avec indignation la vie d'un pays, Les Homériques, qui se forme à partir d'un génocide et par le sang des forçats et autres esclaves. Devant ce Nouveau Monde d'abus, à l'image du vieux continent, il s'insurge à plusieurs reprises. Cette critique de la société contemporaine s'estompe dans le troisième tome pour laisser place au dénouement du récit. La critique de la traite des noirs, dans le troisième tome, moins marquée, est tout de même présente.

Héroïsme et fadeur

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Neige sur le lac, 1999
Le comportement et les paroles du Marquis dans Neige sur le lac et surtout dans L'esprit des étoiles fait étrangement penser à l'attitude d'Isa dans les deux derniers tomes de l'incontournable série de Bourgeon, Les Passagers du Vent. Néanmoins, si, comme Isa, notre Marquis De Mirabelle possède des idées égalitaires révolutionnaires qu'il exprime avec un certain cynisme, son personnage n'est pas d'une profondeur égale à celui créé par François Bourgeon. Malgré quelques déboires éthyliques dans le deuxième tome, De Mirabelle est un héros parfait. Sa conduite est irréprochable et, même tenaillé par la faim et la soif, même humilié par la trahison, il ne perd jamais son sens de la justesse. On peut aller plus loin et affirmer qu'après trois épisodes et 160 pages lues, on ne retient pas grand chose des personnages. Malgré des dialogues efficaces, ni trop écrits ni trop légers, les protagonistes, qu'ils soient des personnages principaux ou qu'ils aient des rôles secondaires, sont réellement fades. On a la fâcheuse impression que, sur trois épisodes narrant une épopée de plus d'un an, les personnages n'ont rien appris les uns des autres et qu'aucune complicité n'est venue les unir. Un sentiment qui fait naître certaines tares (on peut même parler de contradictions) dans l'intrigue. Vers la fin de l'aventure, le Marquis de Mirabelle appelle Khâla « mon amour ». Si évolution amoureuse entre ces deux personnages il y a eu, le lecteur n'en a jamais été informé ! Plus dérangeant encore, à la fin du deuxième tome, les deux gamins, Julius et Renardeau, ayant retrouvé un certain confort et surtout une famille, décident de tout plaquer pour suivre le Marquis sur les chemins de la découverte du secret des 9 Têtes. On a du mal à y croire. Encore une fois, la carence psychologique et l'absence quasi-totale de complicité montée entre les personnages nuit à la teneur et à la crédibilité du scénario. Un scénario à l'image de son personnage principal : pas désagréable mais à sens unique, trop facilement fluide.

Absences scénaristiques

En seulement trois tomes, De Mirabelle est au coeur d'une Franslavie en guerre, connaît la prison, se dresse contre le colonialisme et l'esclavagisme, infiltre une tribu indienne, avant de partir à l'autre bout du monde s'enfouir en plein désert. 9 Têtes ouvre énormément de portes et n'en referme que quelques unes, d'où une impression de « pas fini », « d'inabouti ». On ne reviendra que peu, finalement, sur les créatures rencontrées à la fin du premier tome, qui donnent l'impression d'être sorties de nulle part. On ne connaîtra pas les origines de Khâla et on voit mal comment la scène de ménage avec son « patron » aurait pu être si vicieusement orchestrée. Cela dit, ces absences scénaristiques peuvent être supportables, pour le peu que l'on se prête au jeu et que l'on arrive à lire sans s'obstiner à vouloir tout expliquer. Le plus irritant est que les personnages, même errants, arrivent toujours à trouver des indices et des clés qui les amènent à s'approcher de la résolution de l'énigme. Une énigme percée d'une manière tintinesque dans un final qui verse pendant presque trois longues doubles pages dans le monologue ronflant et habituel du « méchant ».

Haut en couleur

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L'esprit des étoiles, 2000
Difficile d'éviter la comparaison avec Gorn. Ceux qui connaissent bien la série reconnaîtront à coup sûr le dessin de David. Mais l'univers graphique développé ici est tout de même très différent de celui élaboré pour Gorn. Même si l'on reconnaît, dans sa façon notamment de dessiner visages et silhouettes, le style de David, les couleurs employées par l'auteur sont assez différentes de ce qu'il nous a habitué à voir jusqu'à présent. Alors que rares sont les éclaircies dans la série macabre Gorn, 9 Têtes présente une palette à forte amplitude. Il faut le savoir, la couleur à une place importante dans le dessin de David. C'est elle qui génère le ton du récit, son climat. Le travail effectué à la plume s'efface rapidement devant l'utilisation d'un panel de couleurs fortes. Dans le premier tome de 9 Têtes, la luminosité est très différente selon les lieux dans lesquels évolue l'action. Pour décrire une geôle faiblement éclairée par la fraîcheur de la nuit, le quai d'un port au ciel sans nuages, le débarquement sur une île inquiétante, les couleurs utilisées par David ont une importance capitale. Elles font une forte impression au lecteur et définissent tout un climat important. On pourrait aller jusqu'à parler de baroquisme. Mais le coup de crayon de David peut déplaire à beaucoup. Un peu comme Philippe Luguy, le dessinateur de Percevan, mais à moins forte mesure, Igor David utilise un style semi-caricatural pour dépeindre une action qui relève, scénaristiquement, de la « SF réaliste ». Un style qui peut repousser les habitués de Gimenez, de Janjetov ou de Rosinski mais qui propose un ton adapté et envoûtant, pour le peu que l'on s'y plonge. Un style semi-caricatural qui, comme souvent, a des effets garantis sur les très gros plans, renforçant la laideur de certains personnages (Cyprius IV et la femme d'Herbert dans le dernier tome).


9 Têtes est un triptyque sympathique qui n'évite pas certains écueils et ne satisfera certainement pas les lecteurs les plus exigeants.


Tome 1 - La malle écarlate (1998)
Tome 2 - Neige sur le lac (1999)
Tome 3 - L'esprit des étoiles (2000)