9/10La Terre sans mal

/ Critique - écrit par gyzmo, le 05/05/2008
Notre verdict : 9/10 - Little Big Woman (Fiche technique)

Quand des pinceaux aussi virtuoses rencontrent une plume si attentionnée, il ne peut résulter de ce genre de fusion artistique qu’une composition globalement remarquable.

Dans La Terre sans Mal de la scénariste Anne Sibran et du dessinateur Emmanuel Lepage, Eliane - une jeune linguiste française, est témoin d’une quête messianique périlleuse, celle des Guarani. Obligé de fuir la voie d’extermination que d’autres ont engagé contre lui, ce peuple tranquille ne peut espérer survivre qu’en recherchant son légendaire paradis terrestre, caché quelque part au cœur de la forêt amazonienne. Dans le sillage de cette transhumance bouleversante, Eliane se laisse d’abord entraîner sous couvert d’étudier les us et coutumes de ces aborigènes méconnus. Mais très vite, le contexte polluant de la Seconde Guerre Mondiale va considérablement compliquer une échappée pénible…


Si ce one shot bardé de récompenses a ce petit quelque chose d’envoûtant qui fait la différence, laisse une marque intelligente sur l’esprit de son lecteur, l’ensemble n’est pourtant pas exempt de carences. Entre le Paraguayen raciste et le missionnaire méprisant, l’image du “civilisé” rafle par exemple tous les poncifs de la caricature manichéenne. Quelques-uns pourraient d’ailleurs reprocher à la scénariste de tomber dans le piège du “bon sauvage” tant le portrait du peuple Guarani qu’elle dresse ne souffre d’aucune zone d’ombre. Ou si peu. La ligne de démarcation entre méchants et gentils est effectivement tranchante, presque sans nuances. Le parti pris est évident : il s’inscrit dans la grande tradition des œuvres dites de “réhabilitation” où le complexe de supériorité de certains est ravagé par la modestie des plus simples. Une histoire partisane, en d’autres termes. Malgré tout, en se basant sur la mythologie des Tupi-Guarani d’Amérique du Sud et les recherches anthropologiques de Pierre et Hélène Clastres, l’auteure (elle-même ethnologue de formation) structure le journal intime de son héroïne autour de l’émotion, tout en y apportant une touche documentaire intéressante. Quelques rebondissements, de l’humour et un grain de sagesse comblent le parcours pas toujours très alerte de ses personnages. La contemplation prend le temps de distiller son intrigue hasardeuse, par moment tragique. Mais chaque planche est tellement bien construite que l’ennui ne se fait jamais dépasser par la fascination. Il faut reconnaître que les traits et couleurs de Lepage sont un ravissement pour les yeux. Feuilleter quelques planches de La Terre sans Mal suffit pour non seulement se faire une idée de l’énorme boulot abattu par cet artiste méticuleux, mais surtout pour aspirer dans l’immédiat l’attention de n’importe quel lecteur. Le dessinateur n’encre que les premiers plans, privilégie la peinture directe pour le reste. Le visuel qui en résulte est superbe. La mise en scène, sans fausse note. Qu’elle soit forêt luxuriante, plaine aride ou ville asphyxiée, chaque ambiance fourmille de détails et renforce l’idée d’un réel travail documentaire en amont. Cela dit, comme en témoignent certaines fantaisies graphiques (la cité abandonnée, le conte des Jaguars, la scène d’amour), le périple laisse suffisamment de place à l’imaginaire pour faire déborder l’histoire au-delà du rêve.

Ne tournons pas plus autour d’une évidence : les responsables de l’union sacrée entre Sibran (Quartier Evanoui, Ma vie en l'air) et Lepage (Muchacho) devraient être bénis des Dieux. Car quand des pinceaux aussi virtuoses rencontrent une plume si attentionnée, il ne peut résulter de ce genre de fusion artistique qu’une composition globalement remarquable. Par la profondeur de son propos, son itinéraire sinueux, ses illustrations magnifiques ou son carnet récapitulatif final émouvant, La Terre sans Mal possède en effet un potentiel tellement énorme qu’il serait dommage de ne pas y plonger. Cela tombe à pic puisque pour les 20 ans de sa collection “Air Libre”, les éditions Dupuis ont récemment décidé de remettre en avant cette références de l’année 99 à (re)découvrir absolument dans une édition spéciale, enrichie d’un cahier supplémentaire et de dessins inédits. De quoi prolonger le plaisir assuré d’une bien belle et sensible lecture !