8/10Le songe de Siwel : ou la limite entre rêve et réalité ?

/ Critique - écrit par hiddenplace, le 31/01/2011
Notre verdict : 8/10 - Ecila et les carottes de Patagonie (Fiche technique)

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A travers une histoire qui rend ostensiblement hommage aux grands classiques, le duo Enfin Libre offre un voyage détonnant en compagnie d’une héroïne bien attachante.

Le songe de Siwel est un hommage. Si vous avez l’esprit un tant soit peu curieux et surtout tortueux, cet hommage est limpide dès le moment où vous posez les yeux sur son titre, et surtout sur le prénom de son héroïne. Lisez-le donc à l’envers, ça y est, vous voilà foudroyé par un éclair de lucidité. Et des Lewis célèbres, on en compte au moins deux qui inspirent et accompagnent quantité de créatifs (auteurs, illustrateurs, et même cinéastes). Le premier a écrit un des romans les plus marquants et les plus adaptés. Le second a depuis ses débuts bouleversé les codes de la bande dessinée, et se retrouve d’ailleurs clairement nommé par ses jeunes confrères comme une référence de première ligne (comme l’illustre par exemple Guillaume Long dans son Anatomie de l’éponge). Dans cet album au titre en forme de citation, il est donc question de Lewis Carroll, de Lewis Trondheim, mais également de multiples autres grands noms qui sillonnent le monde de l’image et de l’écrit. Pêle-mêle, nous citerons Shakespeare, Dante, Dumas, Stevenson, Max Ernst, et pourquoi pas L’Histoire sans fin de Michael Ende ou la Femme à l’ombrelle de Monet. Il se peut même que les lecteurs méconnaissant ces classiques ouvrent une porte vers ces œuvres et soient tentés d’aller plus loin. Pour ceux qui seraient égarés dans le labyrinthe du name-dropping, une rétrospective concise des différentes œuvres citées est disponible à la fin de l'ouvrage.

Le songe de Siwel : ou la limite entre rêve et réalité ?
DR.
Derrière ce projet ambitieux, un duo qui apparaît sous un seul pseudonyme, « Enfin libre », et déjà à l’origine ensemble de deux albums chez la Boîte à bulles : Le Fluink et La rumeur. Et derrière cet alias joliment métaphorique, se cachent un auteur, Philippe Renaut, et un dessinateur, David Barou. En créant Siwel, ils rendent non seulement expressément hommage aux deux Lewis cités plus haut, mais également à la part onirique sans limite que dégagent la lecture d’un livre et son évasion. Comme leurs mentors, ils vont même jusqu’à titiller joyeusement la frontière entre fiction et réalité.  Notre histoire débute ainsi dans une ville très ordinaire, alors que Siwel fait rouler son cerceau au hasard des rues. La petite protagoniste, comme son modèle Carrollien Alice, croise alors un lapin blanc, sous les traits de… Lapinot (celui des Carottes de Patagonie). Elle entreprend de tout laisser tomber (du moins son cerceau) pour suivre son idole, et part à l’assaut malgré elle de plusieurs personnages et lieux étranges.

Si la trame fait clairement référence à Alice au pays des merveilles, elle s’en détache néanmoins pour installer autant de nouvelles pistes et scènes absurdes et déroutantes. Le récit, bien que touffu mais pourtant linéaire, nous fait traverser pas loin de dix lieux différents et sans lien direct apparent, si ce n’est un passage improbable reliant souvent allègrement l’obscurité et la lumière, la forêt d’une nuit d’été et les catacombes, ou encore le palais des glaces Versaillais et la mer. En rapprochant l’univers de Siwel du mélange Carroll/ Dante, puis en re-parcourant attentivement le recueil, ses différents chapitres prennent doucement l’apparence de cercles concentriques dessinant une ascension rayonnante vers la prise de conscience pour son héroïne. Au croisement des différents sites, Siwel rencontre carrément des figures charnières des grands classiques : outre Lapinot, elle s’entiche d’une créature qui rappelle le chat de Cheshire, du farfadet Puck ou de la fausse et frivole Marie-Antoinette. Dès la première page de l’album, Philippe Renaut rend hommage à l’esprit clairement poétique et absurde, à la limité du surréaliste, si cher à Lewis Carroll : jeux de langue, mots-valises et aphorismes inondent le périple de la fillette. La construction narrative du récit joue également de ce principe improbable, en multipliant les incohérences, les mises en abyme, qu’elles soient textuelles ou visuelles, ou remet audacieusement en question les lois de la perspective avec une planche citant sans hésitation Max Ernst. Si le personnage de Siwel paraît initialement aussi candide qu’Alice, le lecteur n’est pas dupe et les auteurs font directement appel à son bon sens pour démêler les interrogations très magrittiennes concernant le rapport étroit qui relie le fictif, le réel et sa représentation sur le papier.

Le songe de Siwel : ou la limite entre rêve et réalité ?
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David Barou donne à tous les personnages une allure vraiment caractéristique, très en phase avec leur personnalité lunaire et décalée : d’un trait fin, il dessine des silhouettes rondes, tantôt gracieuses et tantôt maladroites. L’expression rieuse de Siwel, ses membres longilignes et ses grand pieds filiformes font en quelque sorte écho à l’apparence de Lapinot (qui n’apparaît que sporadiquement). Les ambiances colorées, toujours douces et caressantes même dans les endroits les plus sombres, sont ébauchées d’un lavis expert à l’aquarelle, chaque chapitre (et lieu de passage de Siwel) se drapant  d’une tonalité monochrome différente. Le dessinateur propose, en accord avec les questionnements sur l’illusion et les apparences inhérents au récit, de jolis points de vue, audacieux, même si pour certains manquant hélas de lisibilité. On se prend en tout cas rapidement de sympathie pour chaque frimousse marquante, ne perdant pas une miette de leurs faits et gestes dans les moments les plus farfelus et dans des décors foisonnants, à la fois documentés et délicieusement oniriques.

A travers une histoire qui rend ostensiblement hommage aux grands classiques, le duo Enfin Libre offre un voyage détonnant en compagnie d’une héroïne bien attachante. Les plus avides de références et d’inférences seront en outre constamment interpelés : les questionnements sur la limite infime entre illusion et réalité s’insinuent discrètement au fil des pages, tout en mettant en parallèle les personnages et ceux qui leur donnent vie (en dehors des auteurs) : l’objet livre et le lecteur.