7/10Salammbô - Intégrale parue le 24/11/2010

/ Critique - écrit par athanagor, le 18/01/2011
Notre verdict : 7/10 - Le Carthage des richesses (Fiche technique)

Tags : salammbo flaubert druillet gustave tome philippe matho

Reprenant et réaménageant le texte original de Gustave Flaubert, prenant vie dans le cadre des guerres puniques, Philippe Druillet donne vie à des personnages mythique en les habillant de science-fiction, dans un style qui sent bon les années 80, servi par des audaces graphiques qu’on ne s’autorise plus guère.

Errant dans l’espace, Sloane et ses compagnons tombent sur un système de planète mystérieux au centre duquel ils aperçoivent, magie de la technique, la beauté fascinante de Salammbô. Sloane, irrémédiablement attiré sa beauté, décide alors de se rendre seul à Carthage. Malgré les
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vaines protestations de ses coéquipiers, il se rendra sur cette planète pour s’incarner en Matho, guerrier émérite, qui finira par prendre la tête de l’armée de mercenaires engagés dans une guerre contre Carthage, qui refuse de payer leurs services passés. Se déroulera alors une suite de batailles aussi dantesques que sanguinaires, constituant une fresque digne de l’Iliade, à laquelle Druillet donnera vie par une illustration où viendront s’enchâsser des images de synthèse et des photographies.

Druillet s’accapare ici le texte de Gustave Flaubert et le passe à la moulinette de la science-fiction. Il en conserve pourtant l’esprit qui transparaît dans nombre de situations et n’hésite pas à garder de longues pages de texte, qu’il se contente d’enluminer richement, sans chercher à en proposer une version illustrée. Au final, cette adaptation du texte original donne un mélange se résolvant en une certaine naïveté, digne d’un épisode classique de Star Trek. Par exemple, l’accès à la planète, en plein cosmos, semble devoir se faire obligatoirement par un passage entre des statues gigantesques, comme par un chemin de terre. On remarquera aussi que dans cette réalité où le voyage spatiale et la désintégration moléculaire sont de mise, les guerres se font encore à coup de pilum et de gourdin. De même, pour pénétrer dans la cité ultra moderne, on peut passer par les égouts sans risquer de se faire repérer. Pourtant, cette naïveté enivre assez vite et prend rapidement des allures poétiques, et les références à Carthage finissent par avoir, dans ce monde futuriste, le même charme que les kimonos des chevaliers Jedi.

Dans cette histoire d’une longueur hallucinante, faisant se succéder, dans ce qui semble être un mouvement ininterrompu, des batailles tantôt
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perdues par la faiblesse du nombre et tantôt gagnées par l’ingéniosité, Druillet offre une large démonstration de ce dont il est capable. En toute franchise, il n’est pas à proprement parlé un bon dessinateur, mais il possède un style indéniable et une capacité illimitée à travailler les détails. Le style, pour s’en faire une idée, c’est celui que parodiait Gotlib dans ces interventions RABesque sur la science-fiction : des personnages à la peau violette, aux yeux verts et aux longs cheveux blonds qui, fort d’une mâchoire carrée comme une bêche, dégaine un pistolet laser de leurs combinaisons moulantes pour occire un tas de gélatine mauve qui passe au loin. Mais Druillet ne semble pas avoir la même aisance graphique que Gotlib, et ses crayons de couleurs s’emmêlent souvent. Restera malgré cela un incroyable travail sur le détail. Et c’est presque à chaque page que le lecteur se retrouve face à des représentations dont la minutie suppose des heures entières d’effort. On pourra alors distinguer, aux pieds d’immeubles monumentaux, dont aucun élément de l’architecture (aspect dans lequel Druillet donne à voir le plus de créativité) ne nous est épargné, l’expression de chaque soldat microscopique, partie insignifiante d’une armée grouillante qui s’étend à perte de vue. Ainsi, chaque case semble être pensée comme un tableau, méritant à chaque fois toutes les attentions de l’artiste. En cela, le travail est admirable et la lecture, qui pourra s’étendre sur plusieurs jours, ne perdra jamais de son intérêt.

Dans les pages de l’intégrale, on pourra retrouver un court billet de Jacques Attali, qui scénarisa pour lui Manuel l’enfant-rêve, commençant par « Je ne sais comment lire Druillet ». Et il vrai que la tâche est malaisée. On ne comprend pas toujours ce qu’il dessine ou raconte mais, de l’intuition qu’on en dégage, on ne peut pas ne pas en ressentir la force. Le plus
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bel exemple en sont les scènes de bataille, généralement incompréhensibles et développant des stratégies proprement imbitables. Mais loin de donner une impression de n’importe quoi, c’est l’effet inverse qui se produit. Très vite on a le sentiment que si les stratégies nous échappent, ce n’est pas parce que l’auteur a raté son coup, mais bien parce qu’on ne saurait se mettre au niveau militaire d’hommes comme Matho et ses comparses. De même, les scènes de bataille incompréhensibles semblent rapidement ne pas l’être du fait d’un trait hasardeux, mais de notre propre incapacité, due à notre inexpérience, de la valse macabre des belligérants qui rythme le théâtre des opérations. Si on ne comprend pas la bataille, ce n’est pas parce qu’elle est mal représentée, mais parce qu’on ne sait pas la lire.

Ainsi, au fil des volumes on suit la terrible histoire de ce conflit et de ce qui l’anime, entre l’appât du gain et les raisons du cœur, dans ce style très propre à une époque révolue qu’on découvre pourtant avec un certain plaisir. On est enchanté par l’audace de cet auteur, qui n’hésitait pas à mélanger les influences et tenter des nouveautés à tout va, quitte à se ramasser ou à proposer des solutions brièvement pertinentes car terriblement sujettes aux affres du temps. En cela on peut reconnaître à Druillet de véritables qualités de chercheur, les mêmes qui caractérisent ceux qui tentent de réinventer leur langage et d’ouvrir de nouvelles voies d’expression pour leur pratique, bref ceux qui contribuèrent à faire de la BD un art.