8/10Rosalie Blum - Tome 1 - Une impression de déjà-vu

/ Critique - écrit par hiddenplace, le 24/05/2009
Notre verdict : 8/10 - Tu me fuis, je te suis (Fiche technique)

Tags : rosalie vincent jourdy blum camille livres tome

Ce premier opus, d'une trilogie  ancrée autour du personnage mystérieux de Rosalie Blum, nous apparaît comme l'ouverture très prometteuse d'une histoire en apparence pourtant bien ordinaire.

Illustratrice minutieuse et raconteuse d'histoires confirmée, et cela malgré son jeune parcours, Camille Jourdy nous avait déjà gratifié en 2004 d'un album personnel et parfaitement maîtrisé, tant sur le plan graphique que narratif, avec un titre aussi inspiré qu'Une araignée, des tagliatelles et au lit, tu parles d'une vie !  Déjà dans ce recueil, elle croisait, l'air de rien, le chemin de divers personnages et mêlait avec aisance réalité et passages oniriques. La trilogie que nous débutons ici, bâtie autour du personnage éponyme, Rosalie Blum, ressemblera sur beaucoup de plans à ce premier album. Mais gardons nos secrets et un joli suspense jusqu'au dénouement du tome 3, et attachons-nous au premier tome, Une impression de déjà-vu.


Vincent Machot est trentenaire et fraîchement célibataire. Il habite avec son chat, dans l'appartement en dessous de celui de sa mère - femme possessive et névrosée - avec laquelle il partage encore beaucoup (trop) de son quotidien. Il tient un salon de coiffure où il entretient la fidélité de ses clients, et une routine paisible, voire légèrement ronflante. Mais un jour que sa boulangerie habituelle est exceptionnellement fermée, il se rend dans une épicerie à l'autre bout de la ville. La rencontre avec la caissière, une femme assez ordinaire entre deux âges, le trouble alors étrangement. Comme une impression de déjà-vu... Sans calculer ses actes, il décide d'en apprendre davantage sur elle, et de la filer discrètement.

Sur un rythme assez tranquille, dans un récit très proche du roman, nous lecteurs nous retrouvons totalement immergés dans la peau de cet homme très simple, sans grande ambition, un peu désabusé, et surtout désespérément seul. En effet, la focalisation est essentiellement centrée sur lui, avec parfois quelques petits écarts (comme des interludes tragi-comiques) sur les lubies de sa mère. Le portrait qui est dépeint de Vincent, sur un ton familier, tendre, ponctué de ses pensées hésitantes et de ses rêves étranges, nous le rend proche, attachant... tant et si bien qu'on se surprend souvent à reconnaître quelques instants qui nous sont propres, des fragments de doute aux douloureux moments de ras-le-bol. Malgré un trait fin à la plume, qui pourrait paraitre en premier lieu instinctif et hasardeux, Camille Jourdy dresse pourtant le profil des personnages avec une justesse incroyable, aux expressions reconnaissables et authentiques - tout au long de la lecture, on est habité par la curieuse impression d'avoir déjà croisé Vincent et son visage tout rond dans la vraie vie. Technique fondée en grande partie sur les « accidents heureux » et la transparence, l'aquarelle s'impose pour créer une atmosphère douce, sereine et offrant un environnement chaleureux au joyeux bazar qui occupe parfois les planches et les vignettes. Car ce qui crée également l'univers de ce récit, ce sont ces regards appliqués sur les plans de travail constellés d'objets totalement inutiles et anodins, comme des natures mortes modernes, ces « arrêts sur image » sur des scènes de vie sans lien apparent avec l'histoire. Ce sont ces détails, au demeurant parfaitement léchés graphiquement, qui contribuent aussi à raconter la vie des personnages, leurs habitudes, et c'est ce qui nous permet de les connaître presque intimement.


L'écriture des dialogues, des monologues et des pensées des personnages est à l'image de ce graphisme délicat, et se situe souvent dans l'évocation et le non-dit, parfois dans le délire total, ou au contraire dans le très anodin. La mère de Vincent est présentée comme totalement cinglée, cloitrée dans son appartement et vivant sa vie par procuration grâce aux jeux d'imitation ordinairement assignés aux jeunes enfants (poupées, peluches, playmobils...). Mais derrière ces farces grotesques, se cache un personnage plus compliqué qu'il n'y paraît, reflet d'un esprit fourbe et d'une relation plus que malsaine avec son fils. A ces scènes de jeux orchestrés par la marâtre, sont parfois juxtaposés des épisodes de rêves pour Vincent, étroitement reliés à cette étrange Rosalie Blum, entre le loufoque plutôt risible et le très dérangeant. L'album entier semble d'ailleurs fonder une partie de son intrigue sur la place primordiale de l'inconscient, du désir et de l'instinct qui meut les actes et les décisions de Vincent.

Malgré sa volontaire lenteur narrative, et le soin posé avec lequel Camille Jourdy attarde son regard sur les manies de Vincent, sur sa découverte puis son obsession pour Rosalie Blum, chaque planche est justifiée, et jamais l'ennui ne se fait ressentir. Ce rythme presque descriptif est d'ailleurs calqué d'une certaine façon sur le train de vie de Vincent, passant subitement d'une routine agonisante à l'amorce d'une aventure relativement trépidante, du moins de son point de vue. Le point de vue est d'ailleurs un point culminant de la démarche narrative de l'auteur, puisque ce tome est entièrement vu à travers les yeux de Vincent, et que le mystère autour de Rosalie Blum se construit par ce biais. Nous ne découvrons son nom que par les investigations poussées du jeune homme à son égard... bien que nous ayons le titre de l'album sous les yeux. Mais malgré cette nonchalance narrative, presque l'habitude pourrait-on dire, qui s'installe au fil des pages, le dynamisme graphique ne fait jamais défaut.  La lecture est rendue vivante par une alternance savamment dosée de planches en gaufrier et de planches plus libres et plus proches de l'illustration, grâce à des personnages qui jouent littéralement avec la composition, ou s'offrent même le luxe de la pleine page.

Ce premier opus nous apparaît donc comme l'ouverture mystérieuse et très prometteuse d'une histoire en apparence pourtant bien ordinaire. Colorisé avec panache et chaleur, tracé avec finesse grâce à une plume experte, le récit nous offre un point de vue assez proche de la chronique : celle du trentenaire en pleine crise d'identité, rongé par la routine, par ses aspirations propres, et qui au moindre signe, cherche à faire bouger ses habitudes... et peut-être plus ? Maintenu en exergue d'un récit plutôt contemplatif tout au long de l'album, le suspense atteint son apogée  dans les dernières pages. Une chute en point d'interrogation qui augure d'une suite aussi palpitante que Vincent semble l'imaginer. Qui est Rosalie Blum ? A suivre très vite dans Haut les mains, peau de lapin !