Nuit Noire
Bande Dessinée / Critique - écrit par iscarioth, le 22/04/2005 (Tags : nuit noire king stephen film avis jeunesse
Au sens strict, le scénario de Nuit Noire ne brille pas pour son originalité. Ce sont les thèmes soulevés et les questions posées qui haussent le propos.
Joey et Marc sont amis depuis l'enfance. Malgré leurs personnalités divergentes, qu'il est difficile de synthétiser en quelques mots, ils forment un véritable couple d'amis. Un jour, Joey abat, dans l'un de ses excès de fureur, deux policiers. Marc, bouleversé, mais incapable de se séparer de son ami, va s'engager avec lui dans une fuite vers l'Espagne. Le road-movie commence...
Les auteurs
David Chauvel est l'un des scénaristes français les plus prolifiques de la Bande Dessinée contemporaine. Il explose dans les années quatre-vingt-dix avec la série Les Enragés, dessinée par Erwän Le Saëc, qui connaît un bon succès en librairie. En 1996, juste avant la sortie du quatrième tome des Enragés sort, en avril, le premier épisode de Nuit Noire. Les deux autres tomes paraissent en février et novembre de l'année suivante, refermant le triptyque. Jérôme Lereculey est lui moins présent dans le paysage du neuvième art français. En plus de Nuit Noire, il n'a dessiné que la série des Arthur, elle aussi scénarisée par Chauvel.
Thématique et Psychologique
Nuit Noire, plus qu'un polar classique, est une BD qui pose des questions, qui montre des problèmes et qui aborde de nombreux thèmes. Le thème principal du triptyque est sans conteste l'amitié. Joey et Marc sont unis par une amitié forte et l'on observe leurs complicités, leurs relations, tout au long du récit. La trame psychologique de Nuit Noire est efficace. Elle passionne par un découpage qui souligne les temps morts, qui nous montre les regards complices. On scrute les mimiques des deux protagonistes, on observe leur comportement, on se fait une idée de leur caractère. Très vite, les deux personnages deviennent très familiers. Plus on découvre la personnalité de Joey et Marc et moins on les voit comme des criminels en cavale. Une sorte de Thelma et Louise au masculin, en quelque sorte. On peut observer une espèce de dédiabolisation du criminel. Joey n'est pas montré comme une bête sanguinaire mais comme un homme déséquilibré, sensible, victime de ce que la vie lui a apporté.
Polar social
Nuit Noire propose d'aborder l'avant et l'après meurtre du duo dans une optique assez intéressante. Le découpage est non chronologique. L'histoire oscille entre trois périodes qui s'entremêlent : le jugement du tribunal, la cavale et les souvenirs, de l'enfance jusqu'aux 22 ans. Ce découpage « désordonné », comparable à celui du célèbre film de Inàrittu 21 grammes, en rajoute à la puissance du récit et à l'émotion qui se dégage de cette expérience humaine. Car Nuit Noire est plus qu'un polar, c'est un polar social. Joey et Marc sont deux gamins poussés à la marginalité par une société qui n'a rien fait pour les intégrer. Les parents aussi sont dénoncés comme ayant leur part de responsabilité dans cette débâcle. Joey et Marc vivent dans deux archétypes de famille aux problèmes horribles mais, hélas, si courants. Les parents de Marc, dès l'adolescence, le délaissent. Ils se disputent incessamment avant d'entamer un divorce. Le père de Marc semble ne s'entretenir avec son fils que pour connaître la conduite de sa mère. Joey, lui, supporte mal un père violent qui le contraint à quitter la maison et à s'éloigner d'une mère et d'un petit frère qu'il aime. Cette déliquescence du cocon familial, montrée comme l'un des maux principaux de la jeunesse de Joey et Marc, est un constat qui fait penser à celui délivré par Bully et Ken Park, les deux films de Larry Clark. La vie de Joey et de Marc, est celle de beaucoup de jeunes. Maltraités par leurs parents, les deux enfants trouvent refuge dans le milieu urbain. Autour des cités HLM, ils forment leur cocon. C'est la génération banlieue. C'est en ce sens que Nuit Noire est un constat social. Le triptyque renvoie souvent à des problèmes déjà dénoncés par certains groupes de rap comme NTM avec des chansons comme Laisse pas traîner ton fils. Pour tout cela, Nuit Noire est, plus qu'un simple polar, une histoire incroyablement humaine.
Free Cinema ?
Cette bande dessinée scrute le réel, le quotidien fiévreux d'une jeunesse névrosée et abandonnée avec la rigueur documentaire des films de Ken Loach. Il est assez difficile de réaliser, pour le cinéma, une fiction à grande teneur documentaire. La chose est encore plus difficilement envisageable au travers d'un support comme la bande dessinée. Pourtant, en lisant Nuit Noire, on y croit. De nombreuses scènes ne sont pas dialoguées et laissent place à l'observation minutieuse des gestes, expressions et ambiances. Les dialogues semblent relevés sur le vif, comme un témoignage. Dans Nuit Noire, toute l'émotion passe en filigrane. A aucun moment, dans les trois volumes, un personnage apparaît pour déblatérer un pamphlet haineux et partisan. On est devant Nuit Noire comme devant un film dit « réaliste » ou « documentaire » : non dirigé, on évolue au travers de l'observation et avec comme arme principale, l'émotion.
Il est difficile de parler d'une bande dessinée scénarisée par Chauvel sans évoquer le cinéma. Le découpage de Nuit Noire rappelle parfois celui d'un story-board. Chauvel ne s'en cache pas. Il révèle, dans une interview accordée à BdParadisio : « On m'a toujours dis que je faisais du découpage cinématographique. Je ne faisais pas un dessin, je faisais du découpage, qui pour moi, était évident, le seul possible... Maintenant, je crois qu'effectivement cela fait partie de ma façon de raconter ».
Justice, machine matrice
Autre thème évoqué par Nuit Noire après la famille, la délinquance, la banlieue et l'enfance : la justice. Tout au long de Nuit Noire, on voit Marc être jugé pour complicité de meurtre. Alors que cette scène est assez anodine lorsqu'elle traite d'un jeune inconnu, elle choque ici, parce qu'elle s'en prend à un jeune homme que nous découvrons peu à peu et auquel nous nous attachons. Le fait que l'on apprend à connaître Marc dans la chaleur de sa vie et qu'on le voit ensuite humilié, mis à nu dans un tribunal où il est défendu et attaqué par des avocats maniant une rhétorique malsaine, choque. Un sentiment de frustration se dégage et atteint son sommet dans le troisième tome. Quelque soit la réponse de la justice aux actes de Marc, celle-ci ne connaîtra jamais, contrairement au lecteur, ces fameuses « circonstances atténuantes » qui parsèment les souvenirs d'enfance du jeune homme, dévoilés tout au long de l'intrigue.
Peu accrocheur
Dans les couloirs d'une bibliothèque ou dans les rayons d'une librairie, Nuit Noire n'est pas forcément la BD qui, à la vue et au feuilletage, attire franchement la curiosité. Le dessin de Lereculey, assez classique, parfois hésitant, fait même penser à certaines bandes dessinées que l'on peut qualifier de « bon marché » comme Jo de Derib. Rien à voir avec l'apothéose graphique que Lereculey impose avec la série Arthur. On dirait franchement que les deux séries ont été dessinées par deux auteurs différents. Malgré son aspect un peu rebutant, le dessin très travaillé en ombre et lumière de Lereculey sied bien à l'histoire contée par Chauvel. On peut remarquer la parfaite maîtrise des décors de la part du dessinateur, qui s'est inspiré de sa jeunesse dans les quartiers de Rennes. Bizarrement, les planches rééditées en noir et blanc, pour l'intégrale sortie en 2001, sont plus convaincantes que celles présentées dans l'édition originale, en couleur. Il faut dire que Lereculey a effectué un remarquable travail sur la lumière.
Au sens strict, le scénario de Nuit Noire ne brille pas pour son originalité. Ce sont les thèmes soulevés et les questions posées qui haussent le propos. Le ton employé, comme l'émotion suscitée, est fort. Pour un peu plus de 10 euros, et dans toutes les bonnes libraires, vous pourrez vous procurer l'édition intégrale de ce triptyque qui avoisine les 150 pages. Une affaire à ne pas manquer !