Gueule d'amour
Bande Dessinée / Critique - écrit par hiddenplace, le 01/06/2012 (Tags : gueule amour jean film association avis gabin
La fin de la guerre de 14-18 a rendu à leur famille différentes sortes de combattants : ceux qui sont revenus physiquement intacts mais psychologiquement marqués au fer rouge, ceux dont il ne restait rien de plus qu’un tragique et douloureux souvenir, et enfin ceux qui ont rapporté les cicatrices visibles de ce qu’on nomme la Grande Guerre : les mutilés. Parmi eux, des hommes présentant des séquelles corporelles graves situées à un endroit où réside l’essentiel de leur humanité : le visage. Ces victimes sont alors appelées « gueules cassées » . Le traumatisme est d’une gravité inédite et telle qu’une association est fondée, « Les blessés de la face » grâce au colonel Picot, lui-même grièvement blessé au visage. Retrouver une vie « normale » avec un handicap si prégnant. Renouer avec l’intimité du couple, voire juste le regard de l’Autre, alors que l’hôpital-même renonce à leur fournir un miroir. « Sourire quand même » : telle est la devise des gueules cassées.
DR.La fiction dans Gueule d’amour est centrée sur un de ces hommes revenus de la guerre avec ce handicap facial indélébile qui lui rappellera à lui, mais aussi à son entourage, l’horreur que plus de 20000 personnes ont vécue. Au fil du récit, une certaine curiosité de la part de ses pairs, teintée de fascination morbide, parfois de la compassion ou de la pitié, à d’autres moments un rejet total, sont l’accueil exclusivement réservé au héros. Une forme d’attirance ambivalente de la part de la société pour un « monstre », qui nous est douloureusement familière si l’on connaît l’histoire d’Elephant Man. L’auteur, Aurélien Ducoudray, également journaliste spécialisé dans le documentaire, met principalement l’accent sur les relations physiques avec les femmes, l’un des principaux moteurs du retour à la vie pour le protagoniste. Qu’il s’agisse de son épouse pour laquelle il n’est devenu « qu’une tâche quotidienne parmi tant d’autres », des infirmières de l’hôpital qui contribuent, par habitude et contre menus services, à assouvir ses besoins, ou des femmes en recherche de pratiques sexuelles extrêmes, aucune de ces personnes ne semblent disposées à lui renvoyer l’image d’un Homme, sinon celui d’un homme défiguré. Retrouver son identité, son âme et une forme d’espoir semble soudain impossible, jusqu’à sa rencontre avec Sembène, soldat d’origine africaine, aux dents taillées en pointe. La complicité bâtie sur leur égale bien que dissemblable marginalité apparaît alors comme la seule relation sincère et empathique dans cette nouvelle vie. Ainsi épaulé par son nouvel ami, et via son regard d’abord résigné, puis caustique, pour finir déterminé (notamment dans la poignante scène fraternelle avec le Caporal Michaud), le héros cherche doucement à se reconstruire, à faire accepter sa différence comme une partie de son identité, mais une partie seulement. La chute, lumineuse et optimiste, œuvre et ouvre un avenir en ce sens.
Parvenir à révéler la tragique réalité, la douleur sourde et lancinante, aussi bien physique que psychique du personnage, aurait été mission inachevée sans le graphisme bouleversant de Delphine Priet-Mahéo. Entièrement en noir et blanc, ou plutôt en une subtile gamme de tons grisés, son trait de crayon est à la fois finement expressif et subtilement suggéré. Proche de l’esprit expressionniste grâce à un travail de trames méticuleux rempli de mouvements, le dessin de l’illustratrice nous fait parfois penser à un Munch (Le cri est palpable dans le portrait du héros page 24) ou à un Van Gogh (dans les représentations de paysages). L’ambiguïté charnelle entre mutilation et parcelle de corps objet d’érotisme est entretenue dans de nombreuses scènes, suggérant une confusion souvent dérangeante à l’image des propres réactions des personnages. Certains cadrages serrés représentent des bribes d’anatomie parfois difficilement identifiables au premiers abord, et mettent en lumière des grains de peau, des détails de personnes ou de gestes qui magnifient les rapports humains, oblitérant la froideur et l’absence d’amour évidente. L’angoisse, la tristesse, la douceur et la recherche de tendresse du héros transparaissent dans le clair-obscur de chaque tableau, dans les expressions figées non seulement des gueules cassées, mais également de ceux qui les regardent, les observent. Un des passages, pourtant sans texte, parvient à secouer notre lecture par la seule force de sa mise en scène et par l’émotion délivrée par le trait : la double page montrant le caporal Michaud, soldat défiguré à l’extrême, et dont l’unique œil restant s’émeut à la vision de la campagne paisible.
Gueule d’amour est un recueil poignant. Un hommage juste et sans détour, douloureux mais teinté d’espoir, parfois même d’une pointe d’humour, à l’égard de tous ces hommes survivants de la Grande Guerre, mais pourtant meurtris dans leur chair et leur humanité. A la fois dans le récit émouvant de ce personnage fictif inventé par Aurélien Ducoudray, et dans le graphisme fort et éloquent de Delphine Priet-Mahéo, on se laisse happer par la tragique existence que les gueules cassés ont dû apprendre à subir, à dépasser, ou qu’ils ont au contraire dû abandonner. La très intéressante postface de l’historienne Sophie Delaporte permet par ailleurs d’approfondir le sujet et d’éclairer certains aspects de la fiction, par l’intermédiaire de nombreuses analyses et images d’archive.