9/10La femme de l'ogre

/ Critique - écrit par hiddenplace, le 06/11/2011
Notre verdict : 9/10 - La femme de l'ombre (Fiche technique)

Revisité, voire complètement réaménagé par Bernadette et Etienne Appert, le conte du Petit Poucet devient l’amorce d’une aventure poignante, mi-symbolique mi-poétique.

Même en ayant vécu dans une grotte toute leur vie, rares sont ceux qui n’ont pas connaissance de l’histoire du Petit Poucet (dont Perrault a livré la retranscription la plus célèbre). Mais pour ne laisser personne dans l’ombre, retraçons-la en quelques mots : une histoire de famine, une fratrie abandonnée par ses parents une première fois infructueuse, puis une seconde fois dans la forêt. Ces sept mêmes enfants qui trouvent refuge dans la maison d’un ogre, mari (d’une femme de l’ombre) et père (de sept filles).  Un habile stratagème pour tromper le monstre et leur funeste sort. Massacre d’innocentes. Fuite dans la forêt grâce aux bottes de sept lieues. Fin d’une intrigue et naissance d’une nouvelle : l’aventure et le portrait d’un être mis à l’écart par le conte populaire. Un personnage dit secondaire qui subit pourtant un ineffable traumatisme : la femme de l’ogre.

femme de l'ogre (La)
DR.C’est donc ce parti personnel et inédit qu’ont décidé de prendre Bernadette et Etienne Appert, l’une au scénario et l’autre au dessin : celui de raconter la vie, passée, présente et à venir, de celle à qui personne ne s’est jamais intéressé, et qui présente pourtant tant d’émotions et de tranches de vie à transmettre. Et tout cela sans parole. Car il est important de souligner cette caractéristique ambitieuse : l’intégralité du récit est muet.  Toute la force de la narration réside dans son découpage très réfléchi, la variété, l’audace et le dynamisme de ses points de vue, la rupture de rythme lors des moments-clefs (la découverte du drame, l’accouchement des sept filles…). L’enchaînement de flashbacks s’entremêle harmonieusement et insidieusement avec la réalité insoutenable que traverse cette dame sans nom. Il s’agit bien ici d’un prolongement possible du Petit Poucet, en cela différent qu’il ne traite pas du protagoniste éponyme mais d’une autre victime d’injustice tellement inexploitée dans la source. L’approche des thématiques originales, bien que balayées rapidement au profit de nouvelles, apporte une lumière beaucoup plus moderne et nuancée sur les événements : moins manichéenne, plus fouillée, elle donne une véritable consistance à l’ensemble des personnages.  Ainsi, l’ogre apparaît ici autrement que comme une créature sanguinaire et cupide, il possède une âme mais agit de manière impulsive ; ce qui lui prête des sentiments de remord et lui donne au détour de certaines pages une posture grotesque. Une autre facette est développée : la relation que la fratrie du Petit Poucet et les sept filles de l’ogre ont eu le temps de construire avant de connaître leur issue tragique. Et enfin ce qui fait la force de cette version alternative du conte : la femme de l’ogre devient le pilier de tous ces récits parallèles. A travers son regard horrifié par la découverte de la scène fatidique, se dessine une multitude d’émotions et de nouvelles thématiques, basculant la narration vers une sorte de représentation symbolique. La vision offerte par les auteurs penche alors vers une interprétation quasi-psychanalytique de la vengeance, du  deuil et de la maternité. On oscille constamment entre fantasme et réalité, entre des scènes parfois étranges, effrayantes et fascinantes, parfois à la limite du second degré.

femme de l'ogre (La)
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Le graphisme d’Etienne Appert s’inscrit à la fois dans un souci du traditionnel, tout en noir et blanc avec force trames fines et serrées dignes d’une gravure d’époque au burin, et à la fois dans un certain surréalisme, sorte d’orgie visuelle déjouant notamment les codes de la BD (en détournant par exemple les phylactères pour les inclure à l’intrigue). La multitude de petites stries qui viennent ciseler les personnages et les décors donnent à l’ensemble de l’album sa tonalité claire-obscure, parsemé ici ou là de vignettes au fusain estompé, ou d’une série de dessins crayonnés (pour la partie « souvenir », qui s’oppose à la dureté du trait employé pour la partie « réalité »). La figuration tantôt bestiale, tantôt maladroite, mais touchante de l’ogre est traitée par la démesure et le changement d’échelle, voire des postures tendant au ridicule. Les émotions de sa femme sont quant à elle palpables, dans la joie ou l’angoisse, appuyées par les plans rapprochés et des expressions de visage simples mais justes.

Revisité, voire complètement réaménagé par Bernadette et Etienne Appert, le conte du Petit Poucet devient l’amorce d’une aventure poignante, mi-symbolique mi-poétique. Le portrait de cette femme de l’ogre, restée si injustement et si longtemps dans l’ombre,  donne « la parole » à des images sophistiquées et retranscrit une palette d’événements et d’émotions qui flirtent entre le fantastique et le surréaliste. Un pari risqué mais joliment accompli qui invite à découvrir le spectacle du même nom par la compagnie Zaoum, écrit et joué par la même Bernadette Appert.