C'était la guerre des tranchées
Bande Dessinée / Critique - écrit par iscarioth, le 30/06/2005 (Tags : guerre tardi   tranchees jacques livres histoire
Au-delà de toute subjectivité, Tardi, avec C'était la guerre des tranchées, a hurlé l'histoire avec toutes ses tripes. Un document d'exception contre l'oubli, pour tous, même pour ceux qui croient avoir tout vu et lu sur le sujet...
Incontournable Tardi
Jacques Tardi est célèbre pour avoir donné naissance à un grand personnage de la bande dessinée franco-belge : Nestor Burma. Le neuvième art lui doit aussi l'un des premiers personnages féminins « d'épaisseur » : Adèle Blanc-Sec. Plus récemment, Le Cri du peuple, dont les quatre volumes ont été réalisés au début de nos années 2000, semble déjà s'affirmer comme le grand chef d'oeuvre de l'artiste...
La der des ders
Dans cet album, il n'y a pas de héros, juste des hommes, face à l'horreur. Sur plus d'une centaine de pages, on découvre la vie quotidienne, les angoisses et l'histoire de quelques poilus. C'était la guerre des tranchées est une oeuvre extrêmement documentée. Tardi n'a pas pris à la légère ce projet, c'est le moins que l'on puisse dire. En plus d'avoir lu et visionné les grandes oeuvres littéraires et cinématographiques sur le sujet, l'auteur a effectué des recherches sur les lieux, armements, uniformes, correspondances... En résulte une oeuvre documentée voire documentaire, qui nous plonge avec un réalisme fou dans les tourments de 14-18. Qui aurait pu effectuer ce travail de réflexion et de recherche mieux que Tardi ? Personne, quand on sait l'obsession de l'auteur pour cette page ensanglantée de l'histoire.
« Tu veux des chiffres ? Une comptabilité « historique » pour l'avenir ? »
C'était la guerre des tranchées n'est pas un ouvrage historique. L'album traite avant tout du sort d'êtres humains singuliers. Forcément, ces petites histoires mises bout à bout s'inscrivent dans une réalité historique et reflètent une époque qui a bel et bien existé. Mais C'était la guerre des tranchées va plus loin que l'énumération de chiffres et de statistiques pour faire prendre conscience au lecteur de l'hécatombe que fut la première guerre mondiale. L'album fait plus de place à l'homme, insistant sur la notion de témoignage. « Ce qui a retenu mon attention, c'est l'homme, quelle que soit sa couleur ou sa nationalité, l'homme dont on dispose, l'homme dont la vie ne vaut rien entre les mains de ses maîtres » rapporte l'auteur en introduction. On en prend bien conscience à la fin de l'album, le plus marquant, dans le souvenir d'une guerre, ce ne sont pas les chiffres mais le vécu, les images, les réalités... C'était la guerre des tranchées interpelle le lecteur sur les horreurs de la Grande Guerre, en mettant en scène des épisodes que bien des manuels d'histoire ne font qu'effleurer : les gradés utilisant leurs hommes comme de la chair à canon, les exécutions massives et les jugements arbitraires, la boucherie connue par l'infanterie, le massacre des populations civiles, la « déportation » des hommes des colonies noires et asiatiques vers le front... Mais surtout, C'était la guerre des tranchées met le doigt sur l'absurdité de sentiments comme le nationalisme et le patriotisme, sentiments qui mènent tout droit à la haine et à la destruction fratricide. Ceux ayant déjà touché à des oeuvres traitant de la Grande Guerre penseront très certainement, en lisant cet album, à des références livresques et filmiques comme A l'ouest rien de nouveau, La Grande Illusion, Quatre de l'infanterie, Les sentiers de la gloire ou Un long dimanche de fiançailles (récemment adapté en film, lui aussi).
Glacial monochrome
Quand on connaît Nestor Burma, on peut avoir du mal à imaginer Tardi dessiner la première guerre mondiale. On voit mal comment son coup de crayon, très stylisé, sans être irréaliste, pourrait décrire les massacres de la Grande Guerre. A la lecture de C'était la guerre des tranchées, on est très agréablement surpris. Le dessin de Tardi est crasseux au possible, il met mal à l'aise le lecteur. Ce dessin se base sur deux effets : le monochrome et la trame régulière en pointillés (certainement en décalcomanie). Le mariage de ces deux techniques donne un rendu particulièrement intéressant : glacial, solennel et poisseux. La réussite graphique est totale. Les expressions faciales sont particulièrement bien maîtrisées : des regards fatigués, harassés, explosés ou horrifiés. On retrouve des plans sans dialogues ni commentaires bien placés, souvent dans les scènes se déroulant dans le no man's land. C'était la guerre des tranchées est truffé de citations judicieusement placées. On retrouve des références chères à l'auteur comme Louis Ferdinand Céline.
Au-delà de toute subjectivité, Tardi, avec C'était la guerre des tranchées, a hurlé l'histoire avec toutes ses tripes. Un document d'exception contre l'oubli, pour tous, même pour ceux qui croient avoir tout vu et lu sur le sujet...