9/10Carnets d'Orient - Premier Cycle

/ Critique - écrit par iscarioth, le 31/01/2006
Notre verdict : 9/10 - Carnets d'Orient (Fiche technique)

Tags : orient carnets ferrandez histoire jacques algerie casterman

Ce premier cycle est un véritable travail de mémoire pour tout lecteur. Loin d'être une simple fiction, Carnets d'Orient nous propose l'histoire d'une contrée, de peuples, histoire que les manuels scolaires n'abordent encore que très peu.

Jacques Ferrandez commence sa carrière de dessinateur BD en 1982 chez Casterman, avec Arrière Pays, une compilation d'histoires se déroulant dans le sud de la France. En 1987, paraît Carnets d'Orient, un one shot de 74 pages qui va devenir le premier tome de ce qui est aujourd'hui sa série phare. Entre 1987 et 1995, cinq tomes des Carnets d'Orient paraissent. Ils s'attachent à raconter l'histoire de l'Algérie sous l'occupation française. On y raconte les horreurs de la colonisation et l'on y découvre les moeurs des peuples de l'Algérie au travers du destin croisé d'hommes et de femmes. Plus de dix ans avant Frank Giroud, Jacques Ferrandez a imaginé une série constituée de plusieurs one shot, aux contenus espacés dans le temps mais traitant d'un thème historique commun. Ici, avec ce premier cycle de cinq tomes, l'Algérie est décrite de sa conquête en 1836, sous la Monarchie de Juillet de Louis-Philippe 1er jusqu'à la veille de la guerre pour l'indépendance en 1954. Chaque histoire est espacée d'une petite trentaine d'années et d'un album à l'autre, les personnages dont on raconte l'histoire personnelle sont différents.

Tome 1 - Carnets d'Orient ou Djemilah (1987)

L'histoire - Un jeune godelureau nommé Joseph Constant arrive à Alger, vêtu d'un élégant costume et chapeauté d'un haut de forme. Son ami Mario Puzzo vient l'accueillir et lui fait découvrir l'Algérie. Le voyage durera finalement des années et le jeune homme en sortira transformé à jamais.


Critique -
On comprend dès les premières pages en quoi ce premier album a impressionné, à sa sortie, en 1987. Fin des années quatre-vingt, la bande dessinée était beaucoup moins expérimentale et audacieuse qu'elle ne l'est aujourd'hui. Avec Carnets d'Orient, Ferrandez a fait se côtoyer, sur ses planches, bande dessinée traditionnelle et incrustations inhabituelles. L'histoire se déroule en 1836, à l'heure où triomphe le romantisme et Carnets d'Orient est un véritable hommage à cette époque faite de fantasmes orientalistes. Joseph Constant, artiste peintre, sur les traces d'Eugène Delacroix (à qui Ferrandez rend hommage avec notamment une scène rappelant Femmes d'Alger dans leurs appartements), vient chercher la muse orientale et se retrouve mangé par son rêve : le jeune et bel artiste tombe amoureux d'une jeune arabe et sort de son ethnocentrisme. L'album est écrit à la première personne ; c'est Joseph qui parle, qui raconte son aventure. La bande dessinée sous sa forme classique, des planches quadrillées en vignettes, fait corps avec un témoignage brut : des prises de note sur un bout de papier, des esquisses et des aquarelles. Une narration de l'intérieur qui permet au récit d'éviter de prendre la tournure d'une simple romance. Epurés de toute mièvrerie, Carnets d'Orient est une ode à la découverte mutuelle des peuples. Dans ses premières pages, l'album met en scène un personnage superficiel et raciste, qui, au sortir de l'album, a considérablement vieilli tant il a appris de la vie. Sans donner l'impression désagréable d'être pédagogique ou documentaire, Carnets d'Orient nous en apprend sur les coutumes, la vie et l'histoire de l'Algérie d'alors. Ce premier tome est sans conteste le mieux conçu, le plus prenant et révolutionnaire de toute la série. Pour sa réédition, et pour éviter toute confusion d'avec le titre général de la série, Carnets d'Orient a été rebaptisé Djemilah.

Tome 2 - L'Année de Feu (1989)

L'histoire - Nous sommes en 1870. Une révolution explose à Paris, c'est la Commune. Le lieutenant Victor Barthélémy y participe. Il est sauvé de justesse par son capitaine Broussaud de la répression versaillaise. Toujours grâce au capitaine, il gagne l'Algérie et tente de s'y installer comme colon avec sa compagne d'infortune Amélie.


Critique -
Ce deuxième tome met plus de temps à s'installer, il est plus lourd dans son exposition contextuelle. Les trente premières pages sont d'un contenu presque purement historique. Il faut d'ailleurs une bonne culture générale en histoire de France et du dix-neuvième pour bien cerner tous les événements rapportés dans l'album. « Quand on sème l'injustice, on récolte la terreur » : L'année de Feu raconte les révoltes kabyles contre l'occupation française. Encore une fois, Ferrandez évite le manichéisme et dépeint la terreur et l'oppression dans les deux camps. On s'attache ici particulièrement à la misère du peuple, déchiré dans le feux du siècle des nationalismes, entre un sol européen et natal brisé par la guerre et des espérances bien illusoires de jours meilleurs de l'autre coté de la mer méditerranée. Plus d'annotations ni d'aquarelles mimant le témoignage mais toujours un style impeccable, avec une grande précision et un réalisme dans les scènes paysagères et une très bonne variation de ton de couleur.

Tome 3 - Les fils du Sud (1992)

L'histoire - Nous sommes en 1904. Paul, fils d'un chef de gare du sud algérien, vit ses premières années et nous raconte, avec des yeux d'enfant déjà lucides, son quotidien et la vie algérienne du début du siècle.


Critique -
Les discussions de grands, les petits coups en douce, les copains de jeu, l'école, les filles, la famille... C'est un condensé de souvenirs d'enfance qui nous est livré avec ce tome trois, qui rappellera des oeuvres provençales comme La gloire de mon père de Marcel Pagnol. On soupçonne d'ailleurs Ferrandez, lui aussi « fils du sud » d'avoir pioché dans son passé pour un bon nombre d'anecdotes... En parcourant la préface, nos suppositions se confirment : « pour la première fois, il s'agit d'une histoire directement tirée de ma mémoire familiale ». Les Fils du sud, c'est donc le récit de la vie quotidienne de ces enfants d'Algérie mais c'est un récit qui, pour nous, n'a rien de banal. D'abord parce que c'est le portrait de vies d'il y a un siècle et aussi parce que le cadre est bien toujours l'Algérie du temps de la colonisation française. Les fils du Sud est encore moins documentaire et historisant dans sa forme que les deux précédents opus. Tout ce que le lecteur y a apprend comme fait réel, il le fait en observant, par le prisme innocent du regard d'un enfant. Le narrateur est ici un gamin, Paul, qui porte tout de même un regard très lucide sur les moeurs de son pays : « Ici, c'est comme ça... Le français, il se croit plus fort que l'espagnol. L'espagnol, il crache sur l'italien. L'italien, il dit que le maltais c'est un chien. Le maltais, il traite l'arabe de fainéant, et l'arabe, il méprise le juif. Et encre, des fois, c'est l'inverse ». L'Algérie du début 20ème est un vivier ethnique dans lequel cohabitent tant bien que mal des hommes aux origines différentes. Encore une fois, Ferrandez évite le manichéisme et l'ethnocentrisme. Avec L'Année de Feu, il donnait la parole à des immigrés allemands en Algérie. Avec Les fils du sud, il ne donne pas seulement la parole aux occupés et aux occupants (arabes et français) mais à l'ensemble des populations d'alors : espagnols, juifs, gouraris... Malgré les cruautés et malaises, le ton de ce troisième album est beaucoup plus doux que dans les précédents opus. Même le final, absolument dramatique, est délivré avec douceur et insouciance par notre jeune narrateur. Graphiquement, ce troisième tome renoue avec le premier : sans justification narrative cette fois, on replonge fréquemment dans les aquarelles. Les fils du Sud respire l'authenticité. Comparable au Vagues à l'âme de Mardon ou au Où le regard ne porte pas de Pont et Abolin, l'album est un véritable fragment de mémoire et de patrimoine. Inestimable.

Tome 4 - Le Centenaire (1994)

L'histoire - En 1930, la France fête le centenaire de la colonisation de l'Algérie. Paul, revenu de la grande guerre, est devenu journaliste. Il est chargé, en tant que fils de pieds noirs, de retourner en Algérie pour couvrir les événements. Sur place, il retrouve son enfance : des souvenirs et des jeunes garçons devenus hommes.


Critique -
Pour la toute première fois depuis le commencement de la série, Ferrandez décide de garder les mêmes personnages d'un album à l'autre. Jusqu'alors, même si les liens familiaux ou historiques entre les personnages d'une génération à l'autre apparaissaient avec plus ou moins d'évidence, jamais les acteurs principaux d'un album n'avaient été les mêmes pour le suivant. En reprenant ses personnages du tome trois et en les décrivant adultes, Ferrandez casse un peu de la mécanique et de la mystique de la série. Avec le Centenaire, Ferrandez va même jusqu'à déterrer des personnages du tome deux ! Graphiquement aussi, la série baisse de régime. Jusqu'à présent, les aquarelles signifiaient une plongée, une mise en abyme des événements ou une intériorisation, une représentation de ce que perçoit le personnage. Ici, les aquarelles impressionnent moins car elles ne semblent pas avoir d'utilité narrative réelle, si ce n'est celle de signifier un changement temporel. Les personnages sont moins nuancés et les dialogues aussi perdent en finesse. Les multiples retrouvailles de Paul avec ses vieilles connaissances, que l'on anticipe facilement, sont caricaturales et improbables. La série, après trois albums d'une qualité exceptionnelle, prend la forme d'une saga familiale plus typique. Reste l'intérêt historique de l'album, qui retrace quelques événements du Centenaire. Les planches sont accompagnées de nombreux documents d'époque : photographies, notices, plans et journaux. Mais l'insertion de ces documents en plein coeur du récit a tendance à ralentir le rythme de lecture, à casser la fiction. Il y a un manque d'intérêt et de cohérence : les documents auraient pu tous être présentées en préface.

Tome 5 - Le Cimetière des Princesses (1995)

L'histoire - 1954, Algérie. Marianne étudie aux beaux arts. Son timide camarade, au très étrange prénom « Sauveur », lui offre en cadeau des vieux livres achetés au marché. Révélation. Ce sont les carnets de Joseph Constant, un peintre aux oeuvres ayant un rapport avec l'histoire familiale de la jeune fille.


Critique -
C'est sur un album relativement décevant que se clôt le premier cycle des Carnets d'Orient. Avec Le Cimetière des Princesses, le caractère historique et ethnologique de la série, qui a fait une grande partie de son charme jusqu'à présent, est relayé au second plan. En continuité avec la tendance amorcée avec le tome quatre, Le Cimetière des Princesses s'enfonce dans le récit de type saga familiale. On commence à se perdre dans l'arbre généalogique des personnages et la série donne l'impression de tourner en rond. Avec Le Cimetière des Princesses, on va déterrer les personnages du premier tome et mettre en place une enquête sur la vie de Joseph Constant. L'histoire de ce dernier était bien racontée et formée, et donc close, au sortir du premier album. Pourquoi avoir voulu en rajouter une couche, au risque de voir la substance originelle du récit dépérir ? Si l'on soustrait cette enquête menée par les protagonistes sur la vie de Joseph Constant, il ne reste pas grand-chose à tirer de ce Cimetière des Princesses, en terme de contenu, qui est creux et prévisible. L'histoire d'amour s'anticipe facilement et les personnages manquent tous de charisme, malgré les quelques bons revirements que leur confère Ferrandez (Marnier, qui passe d'un extrême à l'autre). A la lecture du Cimetière des Princesses, on a la désagréable et persistante sensation que la série piétine. A la lecture des trois premiers tomes, on s'enthousiasme pourtant en pressentant une série qui a su construire des albums indépendants, tout en profondeur et en réflexion, mais tout de même reliés entre eux par un fil conducteur aussi discret qu'ingénieux. Définitivement, avec ce tome cinq, la profondeur humaine, la réflexion sur la haine raciale et sur la colonisation font place à une banale histoire familiale de roman feuilleton, une histoire trop alambiquée pour être crédible une seconde. Graphiquement aussi, Ferrandez perd en prestige. Ses incrustations historiques évitent le style scolaire dans les premiers instants, mais avec les deux derniers tomes, le ton se fait plus pédagogique, avec des documents placés en annexe tout au long du récit. Comme avec le tome quatre, les passages à l'aquarelle n'ont plus guère de signification narrative et ont donc l'impact d'un gadget stylistique.

Impressions globales

La première chose que l'on remarque, c'est le mélange entre histoire individuelle et histoire des peuples, un trait de caractère qui est propre aux séries historiques de qualité. On pensera, à la lecture, notamment aux travaux de Frank Giroud. Ne manquons pas de citer, sur le même thème de l'Algérie sous domination française, l'excellent Azrayen', lui aussi indispensable. Le principal écueil, lorsque l'on raconte une histoire encrée dans un contexte historique fort, c'est de tomber dans l'ultra pédagogique, le scolaire. Une série qui va trop dans le détail et renseigne au lieu de divertir a souvent tendance à ennuyer. Ici, l'écueil est évité au moins avec les trois premiers tomes. Avec ce triptyque, le lecteur apprend à connaître l'Algérie du passé en observant, en s'imprégnant des paysages et moeurs. Avec les deux derniers tomes, les albums se chargent lourdement de documents annexes qui s'incrustent entres les planches : photos, croquis, plans, journaux... Des éléments qui n'ont d'autre effet que d'engourdir la lecture.

Ferrandez se révèle avec cette série comme un artiste aux forts talents de novation. Il impose l'aquarelle avec beaucoup d'intelligence pour le premier album de la série, mais invente aussi un certain nombre d'astuces narratives et graphiques. On peut citer par exemple le changement de calligraphie, pour signifier le passage de la langue française à la langue arabe, ou encore les récits doubles, qui, par exemple, rapportent deux scènes se déroulant au même moment.

Ce premier cycle est donc un véritable travail de mémoire pour tout lecteur. Loin d'être une simple fiction, Carnets d'Orient nous propose l'histoire d'une contrée, de peuples, histoire que les manuels scolaires n'abordent encore que très peu. On note tout de même un gros bémol pour les deux derniers albums, plus superficiels et feuilletonesques. Le second cycle commence là où le premier s'arrête, c'est-à-dire en 1954, à la veille de l'insurrection. Ferrandez n'aborde ce second cycle que bien des années après la sortie du Cimetière des Princesses. En effet, sept années séparent la parution des tomes cinq et six. La série doit se poursuivre au moins jusqu'à la déclaration d'indépendance de 1962. En parallèle aux Carnets d'Orient, Jacques Ferrandez a aussi publié quatre recueils d'aquarelles sur les contrées orientales qu'il a visité, entre 1999 et 2001 (la Syrie, Istanbul, l'Irak et l'Iran).


Tome 1 - Carnets d'Orient (1987)
Tome 2 - L'année de feu (1989)
Tome 3 - Les fils du sud (1992)
Tome 4 - Le Centenaire (1994)
Tome 5 - Le Cimetière des Princesses (1995)