9/10Jusqu'ici tout allait bien

/ Critique - écrit par Maixent, le 10/10/2020
Notre verdict : 9/10 - Black mirror (Fiche technique)

Tags : tout karabulut ersin bien jusqu contes societe

Anticipation et humour noir

En un temps incertain après confinement, où les publications concernant le changement du monde pullulent avec plus ou moins de qualités, Jusqu'ici tout allait bien se détache nettement. Alors que l'humanité s'embrase de réflexions absconses, souvent sans finesse ni recul nécessaire devant une situation inédite, Ersin Karabulut propose une vision humaniste et lucide de notre temps à travers le prisme de l'allégorie, le tout empreint d'un humour noir maîtrisé et de réelles qualités graphiques.


"Domez tranquille messieurs dames"

 

Extrêmement critique vis à vis de toute forme de système limitant la pensée, que ce soit les totalitarismes, la religion, ou plus insidieusement le poids des traditions ou des dogmatismes, l'auteur nous entraîne à travers neuf contes contemporains, au plus profond des dérives de notre société. Elles sont mâtinées de la peur du changement et du fait qu'il est plus facile de suivre le modèle dominant plutôt que de penser par soi-même, tout en conservant une certaine ironie proche de l'absurde. Sans être de purs textes de science fiction, on utilise ici la tradition ancestrale d'un univers modifié pour mieux faire entendre le propos révolutionnaire et pamphlétaire.
Greta?

 

Ainsi, dans « L'âge de pierre », chacun vit avec un gros caillou, un fardeau qui l'accompagne tout le long de son existence et qu'il doit traîner avec lui coûte que coûte sans jamais le poser au sol. Dans un processus mental propre à l'homme, ce poids encombrant est devenu une forme de fierté tant on a tendance à vivre dans le déni et à s’accommoder des situations les plus inconfortables. Il devient alors aberrant et dangereux d'envisager de se libérer de sa peine, sans pour autant que des raisons valables soient fournies. La petite Bethy ne comprend pas cet état de fait et ne rêve que de poser sa pierre, mais c'est sans compter sur la vindicte populaire, la peur et la violence qu'elle entraîne. On est vraiment là dans le premier degré avec une représentation physique des valeurs morales qui nous ralentissent comme un boulet permanent et surtout la force d'inertie de ces valeurs et les aberrations qui en découlent. Cela peut paraître évident mais il faut parfois le rappeler, on ne tue pas une petite fille qui pose son caillou…Ce premier récit donne le ton.


Bas du front

 

Suivent différents thèmes comme la mainmise sans cesse grandissante des entreprises et des start-ups qui régentent nos vies ou encore le poids de la maternité ou de la beaufitude comme virus. La force de l'auteur tient également de son absence de jugement. Il se contente de donner des pistes de réflexion sans jamais trancher, laissant volontairement des zones grises, bien conscient de la faiblesse humaine qui peut toucher tout un chacun et des dérives possibles du manichéisme quand on se décrète chantre de la Vérité absolue. Et si certains personnages comme les « Ali » qui se multiplient sont méprisables de conservatisme, il ne faut pas oublier que cela fait partie de chacun de nous.

Chaque historiette mériterait que l'on s'y attarde tant on y trouve des implications philosophiques et morales sans aucune lourdeur. Il en est de même pour le dessin, jamais tout à fait identique à chaque fois, avec de subtiles variations et des recherches graphiques intéressantes tout en conservant une certaine homogénéité. Dans « Histoires pour enfants », c'est la qualité du trait qui présume du niveau de bêtise des héros. D'abord en 2D, c'est grâce à l'amour, l'écoute et la compréhension que le relief se forme, ce qui est visible graphiquement au premier coup d'oeil. Et si l'idée peut paraître simpliste, elle est parfaitement réussie et le trait associé au récit d'une efficacité indiscutable.

L'auteur des Contes ordinaires d'une société résignée confirme son talent avec ce deuxième album. Rappelant la violence sourde d'une société en crise à tous les niveaux il s'inscrit dans la lignée d'Ivan Brun avec un dessin de qualité et des réflexions passionnantes sur notre condition d'humains serviles et méprisables par nature mais qui peuvent encore grandir et s'élever dans la lumière.