ACBD vs. Alain Finkielkraut

/ Actualité - écrit par riffhifi, le 23/02/2008

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La bande dessinée, qui n'a acquis que tardivement son statut d'art (le huitième art étant la télévision, apparue plusieurs dizaines d'années après la bd), semble aujourd'hui encore être traitée par beaucoup de gens avec un royal mépris. Ainsi le philosophe Alain Finkielkraut, interrogé par Libération au moment où se déroulait le Festival d'Angoulême :


Libération : Que pensez-vous de la BD ?


Alain Finkielkraut : Si je vous en dis du mal, vous me répondrez, comme pour le rap ou la techno, «tu n'y connais rien, cette scène est d'une richesse et d'une variété extrêmes». Mais il y a tant de livres à lire, de toiles à admirer, que je n'ai pas de temps à perdre pour ce qu'on appelait autrefois les illustrés. La beauté des livres, c'est qu'ils sont sans images et qu'ils offrent ainsi libre carrière à l'imagination. Quand on me raconte une histoire, j'ai besoin qu'on me donne à penser, qu'on me donne l'envie d'interrompre ma lecture et de lever la tête, pas qu'on dessine pour moi les héros. Mais les enfants gâtés veulent rester des enfants.

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On remarque la façon dont Finkielkraut cite les illustrés, comme si la bande dessinée n'avait pas évolué d'un pouce en cent ans (malgré notamment la révolution des années 70 qui vit l'émergence officielle de la bande dessinée pour adultes), ainsi que la comparaison bizarre entre un art (la bd) et des courants musicaux (rap, techno). Comme si on disait "moi la littérature, c'est comme la Nouvelle Vague, je m'en fous."

Choquée par cette déclaration, l'ACBD (l'Association des Critiques et journalistes de Bande Dessinée) fit une réponse ouverte à Alain Finkielkraut dès le lendemain, que Libération refusa de publier. Comme Krinein a plus d'espace libre que Libération, on vous la reproduit ici :

Lettre ouverte à Alain Finkielkraut et à ceux qui ont encore besoin qu'on leur explique la bande dessinée
28 janvier 2008

Quand Alain Finkielkraut dit « Quand on me raconte une histoire, j'ai besoin qu'on me donne à penser, qu'on me donne l'envie d'interrompre ma lecture et de lever la tête », sait-il qu'il dit là exactement les mots qui définissent la manière dont un lecteur se saisit d'une bande dessinée ? Non, sans aucun doute, non. Si tel était le cas, le philosophe n'ajouterait pas comme il le fit dans l'entretien accordé à Libération, le week-end même où se tenait le Festival International de la Bande dessinée d'Angoulême. « La beauté des livres, c'est qu'ils sont sans images et qu'ils offrent ainsi libre carrière à l'imagination. Il y a tant de livres à lire, de toiles à admirer, que je n'ai pas de temps à perdre pour ce qu'on appelait autrefois des illustrés ». Ah, l'éternelle question de la reconnaissance de la bande dessinée au pays de Christophe (le créateur du Sapeur Camember pas des Mots Bleus) et d'Astérix. Voici donc la "bédé" une fois encore renvoyée en bas de page, pour ne pas dire au ban de la culture.

Nous n'avons rien contre les illustrés qui ravirent les enfants d'hier. Mais réduire la bande dessinée aux illustrés relève d'une démarche qui cantonnerait systématiquement la littérature à
Oui-oui et au Club des 5. Personne n'y songerait. Qu'un philosophe puisse le faire sans remords ni crainte de provoquer un immense éclat de rire nous en dit donc autant sur les limites de cette pensée que sur la place que tient encore aujourd'hui la bande dessinée dans la réflexion commune. La bande dessinée a le même âge que le cinéma qui, lui, empêche par nature toute interruption du récit, mais que nul ne songerait à condamner en bloc parce qu'il oserait associer aux mots des images, et plus encore de la musique et des bruits... de quoi empêcher Alain Finkielkraut de penser. Il est remarquable que Persépolis, le film de Marjane Satrapi soit à juste titre salué, primé et commenté sur toutes les chaînes de radio et télé, dans tous les journaux alors même que la bande dessinée Persépolis, au moins aussi forte voire plus convaincante encore dans ce qu'elle porte de réflexion et d'émotion, n'avait guère à sa sortie dépassé le cercle des chroniqueurs "BD".

Après plus d'un siècle de bandes dessinées nous ne cessons d'espérer que le 9ème art n'ait plus à faire la preuve de son incomparable richesse, de sa puissance d'évocation et de partage d'imaginaires complexes et subtils, sans oublier l'essentiel : de sa résistance absolue à toute tentative de réduire la bande dessinée à du texte "illustré". On sait désormais qu'aux côtés de
Shoah, le film de Claude Lanzmann, et de Si c'est un homme, le témoignage littéraire de Primo Levi, la bande dessinée Maus de l'Américain Art Spiegelman est indéniablement l'une des rares œuvres ayant permis d'approcher l'indicible. C'est aussi ce que prouve Là où vont nos pères de l'Australien Shaun Tan couronné il y a quelques jours meilleur album de l'année à Angoulême. Pour faire toucher du doigt, de l'œil (et de l'oreille !) la difficulté de l'étranger abordant une nouvelle terre, ici point de dialogue, tout est dessin, couleurs sépias, bestiaire étonnant, objets incongrus. Et le blanc entre les cases pour respirer et réfléchir.

Comme garantie d'intelligence, pour échapper à la relégation à laquelle nous condamne Alain Finkielkraut lorsqu'il conclut sa diatribe en déclarant « les enfants gâtés veulent rester des enfants », faut-il rappeler l'attachement que portent à la bande dessinée Michel Serres, Umberto Eco ou Alain Resnais ? Ce dernier évoquait récemment dans un documentaire de France Culture la difficulté qu'il y a à « lire une bande dessinée » (le verbe lui-même est impropre). Tout le monde ne peut pas comprendre ce qui rattache le lecteur à la bande dessinée. Mais le mépris pour ce mode d'expression artistique populaire et élitaire n'est plus tolérable.

Jean-Christophe Ogier
au nom de l'ACBD (Association des Critiques et journalistes de Bande Dessinée)

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