Le Grand Pouvoir du Chninkel
Bande Dessinée / Critique - écrit par gyzmo, le 28/08/2005 (Un incontournable de la Fantasy
Au commencement, Le Grand Pouvoir du Chninkel émerge des esprits de Van Hamme et Rosinski, deux personnalités du grand cercle de la Bande Dessinée qui s'étaient déjà enrôlés pour Thorgal (1976). Le premier, scénariste belge de renom, propose dès 1982 à Casterman un synopsis qui s'inspire de la fantasy des Terres du Milieu de Tolkien avant de peaufiner sa trame autour d'une interprétation décalée des textes du plus grand best-seller de tous les temps, La Bible. Le second, dessinateur polonais au style énergique, veut mettre son crayon aux services du trait exclusivement noir et blanc, rappelant les extraordinaires gravures illustratives de Gustave Doré. A ces sources vient s'en ajouter une surprenante, celle du 2001, L'Odyssée de l'espace de Stanley Kubrick. Van Hamme et La Bible, Rosinski et Gustave Doré. Tolkien, Kubrick. Voilà les principaux fragments de l'union sacrée qui, en 1986, donne naissance à un Grand Pouvoir.
Daar est un monde ravagé par la guerre sans causes que se livrent depuis des siècles les armées des immortels Barr-Find, Jargoth et Zembria. A l'issue de l'une des batailles gigantesques et ravageuses, un miracle se produit : le corps du petit esclave J'on sort intacte de la boucherie et se retrouve livré à lui-même. Seul et sans connaissances pour survivre, J'on le chninkel sombre dans la déprime. C'est alors que U'n, le monolithique Maître Créateur des Mondes, lui apparaît pour lui imposer de rétablir la paix entre les trois immortels sous peine de détruire Daar. Pour remplir cette mission, U'n confit le mystérieux Grand Pouvoir au petit J'on qui n'a d'autres choix que d'aller vers sa destinée...
Deux ans après avoir été édité par épisodes dans feu le mensuel (A Suivre), Le Grand Pouvoir du Chninkel sort sous la forme d'un one-shot. Ce vaste conte ne se contente pas d'être divertissant, il aborde des thèmes universels susceptibles de parler à chacun d'entre nous : la confiance en Soi, la croyance en Lui, l'ironie du sort, la vanité, le pardon, l'oubli... Les plus critiques reprocheront toutefois à cette oeuvre de ne trouver sa force qu'en tant que pillard de copieuses références, sans apporter une once d'originalité. Et l'humour de certaines situations racoleuses, comme cet instant où l'un des personnages doit avoir un orgasme pour accéder à son talent, ne séduira pas les lecteurs peu friands des jeunes femmes qu'on déshabille facilement. L'univers graphique proposé par Rosinski et l'accompagnement littéraire de Van Hamme posent cependant un regard sinistre sur le démiurge et le devenir de ses créatures en se servant du métissage culturel pour une histoire intelligente et rondement ficelée.
Le récit se segmente en plusieurs chapitres introduisant chacun des personnages qui vont influencer le déroulement du voyage. J'on est le messie sur les petites épaules duquel repose la protection de Daar. Son caractère défaitiste ou son désir obsédant de faire l'amour avec G'wel, la pulpeuse chninkel qui l'aidera dans sa charge, en font un sauveur pour le moins inattendu et distant des héros habituels dont Van Hamme nous a habitués. Rosinski place l'esprit fragile mais futée de ce petit esclave dans une enveloppe qui n'est pas sans rappeler un mélange des Hobbits de Tolkien et des Gelfings de Dark Crystal (film d'animation de 1982 avec lequel le présent ouvrage critiqué a quelques correspondances). Les 134 planches de souffles épiques envoûtent le lecteur jusqu'à la dernière page. Entre les womochs cracheurs de feu, les orphyx carnivores, les sheershecs bicéphales, les tawals poilus (qui ont un rôle de choix dans l'histoire), le monde traversé est suffisamment riche pour dépayser ou nourrir notre imaginaire. Les larges vignettes abondent de détails et l'oeil doit prendre le temps de s'attarder sur le travail méticuleux des scènes réalisées par Rosinski, principalement pendant les affrontements entre clans ou les liasses d'individus. De plus, le dessinateur polonais apporte un soin particulier aux forts contrastes, parfois en jouant sur les dégradés de gris, mais toujours en exploitant au mieux la technique spéciale du noir et blanc.
Récompensé par le Grand prix des Alpages à Sierre (1987) ou de l' Alph'art du public à Angoulême (1989), Le Grand Pouvoir du Chninkel est passionnant et ambitieux. Il détourne à son avantage les textes bibliques pour amener le lecteur à vivre une expérience bien étrange. Rosinski / Van Hamme outrepassent le simple récit imaginaire et le rattachent à l'une des plus grandes interrogations de l'histoire de l'humanité. Joli tour de force final ou chute ridicule, quoiqu'il en soit, ce «roman graphique» s'impose de lui-même comme un bel ouvrage du 9ième Art.
A noter pour ceux qui n'aiment pas le noir et blanc qu'en 2001 et 2002, Casterman a ressorti du placard cette BD en trois tomes colorisés par Graza (Thorgal, Hans, La Complainte des Landes perdues) et agrémenter de plusieurs croquis de Rosinski. Si l'utilité d'une telle réédition «remasterisée» ne fait pas l'unanimité du côté des bédéphiles, elle permet cependant à un plus large public de (re)découvrir ce grand classique de la BD francophone.